« Derrière cette ronde fantastique, derrière le premier rideau de fer que nourrissaient le mazout, le pétrole et l'essence en flammes, la ville n’était que ruines et décombres calcinés, embrasés, tordus, pulvérisés. Un carrousel incessant de jour et de nuit avait déversé sur Dunkerque les bombes explosives et les bombes incendiaires. Sauf quelques pans de murs, il ne restait rien debout.
Or, des milliers d'hommes et de femmes et d'enfants désarmés vivaient encore dans ce massacre d'une cité. Blottis dans les caves, sans vivres ni eau, ces malheureux écoutaient gronder l'enfer au-dessus d'eux. Quand ils sortaient quelques instants pour essayer de se procurer la plus maigre des subsistances, ils ne reconnaissaient plus la forme des rues, des places, des carrefours. Et, partout, il y avait des morts. Et partout gémissaient des blessés. Et partout les soldats des Flandres, sous les bombes et les obus, se dirigeaient vers les plages et, couchés dans les dunes, attendaient l'improbable sauvetage. » Joseph Kessel, Dunkerque
Mais peut-être n’avons-nous aucun souvenir de Dunkerque
Car sinon comment expliquer que nous soyons si indifférents au triste sort de Gaza
Ce qui hier s’appliquait à détruire un port français
Ce déluge de feu et de sang qui ne visait qu’à créer l’apocalypse sur terre
Cette folie meurtrière qui portait petite moustache et hurlait ses discours d’auto-suffisance dans les micros du désespoir
S’appliquait à éradiquer toute forme de vie devant elle
Cette folie venait de loin
Elle était contenu dans la légende d’un autre continent dont nous avions décrété qu’il était désert avant nous
Ce n’était que pour masquer notre capacité génocidaire
Je ne m’étonne donc point que ceux-là dont la « démocratie » s’est bâtie dans le sang des peuples autochtones puissent aujourd’hui soutenir le crime perpétré à Gaza
Je ne m’étonne point non plus que notre mémoire fut si courte
Car qui lit encore Joseph Kessel ne saurait dire qu’il ne savait pas
Les mots pèsent leur poids
Les femmes, les hommes, les enfants sous les bombes de Dunkerque pèsent du même poids que les mêmes contraints de vivre sous le feu roulant sans trêve des bombes d’un gouvernement israélien aveuglé par sa haine de l’autre, de ceux qui ne croient pas comme lui
Que sur une étroite bande de terre de quelques kilomètres carrés, deux millions d’êtres puissent tenter de survivre parmi les cadavres, affamés et sans secours, ne semblent pas émouvoir les survivants de Dunkerque
Notre humanité semble s’arrêter à la frontière de notre petit confort construit sur les ruines d’un siècle
C’est l’horreur commencée là qui ne cesse de se poursuivre
Les ruines de Dunkerque comme celles de Gaza ne sont possibles que par cette cécité organisée, ce trou dans notre mémoire cultivé avec art dans la vaste entreprise politique de déculturation qui lentement lamine nos esprits perdus
Ce que je sais c’est qu’il n’y eut aucune « trêve des confiseurs »
Que le sang ne cesse de couler
Qu’à Bethléem une crèche montrait hier un Christ nouveau-né parmi les décombres
Annus horribilis qui n’en finit pas de s’écouler dans les larmes et le sang
Par défaut de mémoire savamment entretenu
Par les mêmes qui hier soutenaient l’insoutenable ou leurs héritiers
Car ce sont les déments héritiers de ceux qui profitèrent du crime hideux et de la Shoah qui aujourd’hui comptent leurs dividendes accumulés sur nos défaites
Car c’est défaite que d’accepter de vivre sous la férule des nantis qui ne sèment que misères et discordes pour mieux assoir leur corruption
C’est défaite d’être si peu à protester contre tous les génocides en cours
Les tibétains, les ouïghours, les Rohingyas, les kurdes, les palestiniens et tant d’autres qui échappent à mon attention se souviendront longtemps que nous faisions nos courses de Noël sans un regard sur la misère répandue
Que croyez-vous donc qui sortira de cette inhumanité sinon toujours plus de violence
« Quand un homme ose prétendre à la mission de diriger ses pareils, il répond du mal comme du bien qui survient sous sa direction. » (Joseph Kessel, Témoignage au procès Schwartzbard)
Que nous nous laissions orienter vers ce nihilisme par des hommes qui prétendent nous diriger en dit long sur notre incapacité à nous diriger nous-mêmes
Derrière un dirigeant d’Etat, le peuple qui l’a élu ne saurait se défausser de toute responsabilité
Lorsque le crime est si évident
Il est de notre devoir de refuser de nous soumettre
On pourra toujours me dire que derrière ces « élus » se pressent les fantômes obnubilés par la finance
On pourra toujours m’expliquer que parfois nos choix sont limités
On pourra toujours tenter de nous disculper devant le tribunal de l’histoire
On pourra toujours dire qu’il était impossible de faire autrement
Impossible d’agir
Que nous étions impuissants devant les forces tectoniques déclenchées au XXème siècle
Que tout ceci n’est au fond que secousses secondaires
Les morts d’hier ressemblent en tous points à ceux d’aujourd’hui
Notre responsabilité est immense d’avoir porté au pouvoir l’ombre et le mépris
Je reviens à Joseph Kessel (quand je lis, je lis jusqu’au bout) qui écrivait ceci, dans un article intitulé « La marée brune » :
« Aujourd'hui, sans gêne ni trouble, avec une simplicité élémentaire, quelques hommes qui n'ont ni mandat, ni parti, ni passé politique imposent leur volonté au moyen de soldats qui ne rencontrent aucune résistance… »
Notre devoir de désobéissance commence par un devoir de réappropriation de l’histoire
Pour que tout simplement elle cesse de bégayer
Xavier Lainé
26 décembre 2023
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire