mardi 7 novembre 2023

Conjurer l’horreur 15

 




De Nazim Hikmet en 1948

« LA PLUS DRÔLE DES CRÉATURES 


Comme le scorpion, mon frère, 

Tu es comme le scorpion 

Dans une nuit d'épouvante.

Comme le moineau, mon frère, 

Tu es comme le moineau 

dans ses menues inquiétudes.

Comme la moule, mon frère, 

tu es comme la moule 

enfermée et tranquille.

Tu es terrible, mon frère, 

comme la bouche d'un volcan éteint.

Et tu n'es pas un, hélas, tu n'es pas cinq, 

tu es des millions.

Tu es comme le mouton, mon frère, 

quand le bourreau habillé de ta peau 

quand le bourreau lève son bâton 

tu te hâtes de rentrer dans le troupeau 

et tu vas à l'abattoir en courant, presque fier.

Tu es la plus drôle des créatures, en somme, 

Plus drôle que le poisson 

qui vit dans la mer sans savoir la mer.

Et s'il y a tant de misère sur terre 

c'est grâce à toi, mon frère, 

Si nous sommes affamés, épuisés, 

Si nous sommes écorchés jusqu'au sang, 

Pressés comme la grappe pour donner notre vin, 

Irai-je jusqu'à dire que c'est de ta faute, non, 

Mais tu y es pour beaucoup, mon frère. »


Je ne me trompe pas de cible, mon frère,

Je ne me trompe pas de cible


Je comprends la révolte et son ivresse

Je comprends


Comprendre ne revient pas à justifier

N’en déplaise aux jeteurs de sorts


Comprendre ne revient pas à justifier

La question se pose depuis soixante dix ans

Et bien plus :


Comment répondre à un Etat terroriste

Plus largement encore

Comment répondre à des Etats devenus terroristes dans leur essence


Etats qui se retournent contre leurs peuples

États qui colonisent et tuent pour accaparer des territoires

Etats guerriers en diable qui ne savent qu’utiliser la violence

Pour arriver à leurs fins de dominations sans partage

Au nom d’un économisme devenu le seul horizon d’une poignée d’individus


Ce qui est derrière le partage honteux du Moyen-Orient de 1920

Ce qui est derrière les lâchetés qui font signer des accords avec les dominants arrogants d’un monde toujours coupé, morcelé


Je comprends

Je n’ai pas de mots

Car de génocides en guerres fratricides

C’est toujours la même violence qui vient 

C’est toujours la même


Il se trouve que sur ce chemin vont des enfants, des femmes, des vieillards

Qui ne demandaient qu’à vivre en paix


Leurs vies désormais disparues

Il ne reste rien 

Ni mots ni poèmes

Mon frère


J’ai le souvenir d’un jeu d’enfants

Sur les îles Kerkena

Qui consistait à enfermer des scorpions 

Dans un cercle de feu

Pour observer leur suicide


Un jeu d’enfant

Que deviennent les enfants qui jouaient à ce jeu ?


Peut-être sont-ils au fond de la mer de mon enfance

Peut-être qu’ils y reposent dans la paix insondable des profondeurs


Je ne me trompe pas de cible

Un peuple a été expatrié

Réduit à l’esclavage de l’exil

Pour satisfaire des appétits grossiers

Pour panser des plaies qui ne se refermeront jamais

On ne mets pas comme ça la Shoah à la poubelle de l’histoire

On n’oublie pas facilement la douleur des colonisations en tous genres

On n’oublie pas les cortèges de malheur

Qu’un siècle a répandu dans son sillage

Qui n’étaient que le prolongement d’une guerre

Je l’ai déjà écrit

Qui dure depuis que l’homme a découvert qu’il pouvait en exploiter un autre

Son frère

Celle que mènent les plus riches contre les plus pauvres

Pour assouvir leurs appétits de richesse


Je ne me trompe pas de cible

Je tente de comprendre


Tenter de comprendre ne facilite pas mes mots

Je me perds

Qu’est-ce qui distingue un enfant juif d’un enfant musulman ?

Qu’est-ce qui les distingue sinon la bonne ou mauvaise fortune de naître du côté dominant ou du côté dominé


Quand la domination dure depuis si longtemps

Ne serait-il pas temps d’offrir terre et vie à ceux qui souffrent eux aussi depuis si longtemps


Où est-il écrit qu’au nom de sa religion le peuple juif aurait le droit d’infliger aux palestiniens, leurs soeurs et frères de territoire, un tel déluge de feu et de sang ?

Et depuis si longtemps 

Si longtemps qu’on s’étonne de cette inhumanité 

On s’étonne qu’elle gagne chaque jour un peu plus du terrain dans un monde en proie aux seuls dogmes économiques


L’humain devenu variable d’ajustement de calculs sinistres


Je ne me trompe pas de cible la solution au problème existe : 

Retrouver un chemin qui redonne leur dignité aux palestiniens persécutés depuis soixante dix ans


*


J’écris et Nûdem Durak est en prison

Parce que kurde

Parce que refusant de chanter dans une autre langue que la sienne


J’écris et combien d’ukrainiens torturés et disparus sous le joug russe

Parce qu’ukrainiens

Refusant de se soumettre à la loi colonisatrice


J’écris et des arméniens s’enfuient de leur territoire

Sommés de fuir

Parce qu’arméniens


J’écris et combien de morts en Syrie

Combien de morts en Afghanistan

Combien d’affamés qui fuient en Afrique

Combien


Je n’oublie pas

Je ne peux pas oublier

Deux millions de palestiniens

Sur une étroite bande de terre

Au nom d’un désir de vengeance

Sommés de fuir

Un territoire sans issue


Deux millions 

Plus tous les autres


J’écris


Je lis la longue litanie des enfants israéliens assassinés

Brandie par une néanmoins amie poète 

Litanie dont d’autres brandiront celle des enfants palestiniens

Liste non exhaustive celle-là

Tant qu’on ne retrouvera jamais sous les décombres


Je lis

J’écris

Je me demande si je fais bien de lire encore

Et d’écrire


Humains réduits à des querelles de nombre

Qui donc viendra se mettre en travers de la route des stupides

Pour enfin signer l’acte de paix ?


*


De Nazim Hikmet encore :


« Dieu, c'est nos mains.

Dieu, c'est nos cœurs et nos raisons 

Le dieu qui existe partout 

dans la terre comme dans la pierre, dans le bronze,

sur les toiles, sur l'acier et le plastique.

Compositeur des grandes harmonies de nombres et de mots.

Hommes, c'est vous que j'appelle 

Pour les livres, pour les arbres, pour le poisson, 

Pour le riz et le blé 

Pour les cheveux couleur de raisin noir, pour les cheveux de paille blonde, 

Pour vivre et mourir en hommes. »


Dieu…

Celui qu’on ne nomme pas pour les hébreux

Celui qu’on ne représente pas pour les musulmans

Celui qui est derrière toutes choses pour les chrétiens


Dieu…

En son nom depuis des siècles on tue

On bénit l’esclavage

On se demande si l’autre, l’étrange étranger aurait une âme


Dieu…

Souillé par ceux qui y croient

Pour en faire le soutien de leurs exactions.


Je lis et je relis

Je ne trouve rien dans la bible, dans le coran, dans les textes hébraïques qui puisse justifier la haine de l’autre

Mais je me trompe peut-être


Peut-être même des doctes bien plus érudits que moi viendront me prouver, comme je l’ai lu qu’il est « normal » de bombarder Gaza sans distinction des civils qui s’y trouvent

Peut-être même qu’on viendra me prouver que c’est moi qui suis dans l’erreur

Que guerre et tragédies sont l’essence même des humains


« Si l’on considère que c’est l’entraide, la coopération sociale, la participation citoyenne, l’hospitalité ou même le souci de l’autre qui font la civilisation, alors son histoire reste presque intégralement à écrire. » (David Graeber & David Wengrow)


Or, il semble bien que tout ou presque vienne prouver le contraire.

David Graeber & David Wengrow ne sont pas les seuls à avoir eu ce regard impertinent sur les « vérités » doctement établies :


« Fort heureusement, la compétition n'est pas la règle dans le monde animal ni dans l'humanité. Elle est limitée chez les animaux à des périodes exceptionnelles, et la sélection naturelle trouve de bien meilleures occasions pour opérer. Des conditions meilleures sont créées par l'élimination de la concurrence au moyen de l'entraide et du soutien mutuel. Dans la grande lutte pour la vie - pour la plus grande plénitude et la plus grande intensité de vie, avec la moindre perte d’énergie —, la sélection naturelle cherche toujours les moyens d'éviter la compétition autant que possible. » (Pierre Kropotkine)


Je lis donc

Je lis et je relis

Et j’écris

Je n’arrête plus d’écrire

Par lassitude de ces débats bornés

De ces diatribes permanente qui ne font rien avancer

Au contraire


Prendre fait et cause sans discernement

Voilà qui arme le bras des assassins

Pas pour rien qu’ils s’en prennent aux enseignants

Ceux qui ont charge, avec bien maigres moyens du bord, justement d’ouvrir les esprits (car leur ouverture ne relève pas d’une fracture du crâne), d’apprendre le dialogue et l’échange.


J’écris avec une nausée récurrente

J’écris sans doute pour conjurer mes propres monstres


Peut-être mes mots ne vous seront d’aucun secours.

Ils voudraient seulement pouvoir se consacrer à cette part de rêve qui m’habite et me nourris : vivre le temps d’une humanité capable de se réconcilier avec elle-même et avec la Terre qui lui a donné naissance.


*


« Méfiez-vous de la puissance quand elle vous mène simplement à vouloir écraser l’autre. » Delphine Horvilleur


Quand l’autre est écrasé depuis si longtemps

Quand l’autre s’est trouvé, lentement mais sûrement expulsé du territoire qui était le sien

Quand l’autre à sa juste revendication de pouvoir vivre en paix sur cette terre là, ne reçoit que menaces et bombes 

Quand l’autre se trouve désarmé, réduit à inverser les rôles, devenant David face à son voisin devenu Goliath

On ne peut pas excuser qu’il se laisse aller au crime

On ne peut que comprendre, le temps passant, que frustration et rancoeur se traduise en colère.

D’autant plus justifiée devant une communauté internationale qui ne cesse de se défiler devant ses responsabilités

Combien de sanctions prescrites pour endiguer la violence systémique d’un gouvernement qui use de sa force, se portant en défenseur d’une religion qui condamne l’usage de la force ?

Combien de sanctions sans effet sinon leur ignorance superbe par une minorité de fanatiques aussi dangereux que leurs opposés du camp d’en face ?


Une journée se termine

Rien ne filtre de ce qui se trame dans le cerveau dérangé des extrémistes au pouvoir

Une chose et certaine, le trouble jeu de mon pays qui soutient sans condition un gouvernement d’extrême droite après avoir clamé faire opposition à celle-ci sur son territoire, voilà qui ne peut que troubler un peu plus les esprits déjà dérangés par le climat de haine savamment entretenu par des médias aux ordres.



Xavier Lainé

15 octobre 2023


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