De Nazim Hikmet en 1948
« LA PLUS DRÔLE DES CRÉATURES
Comme le scorpion, mon frère,
Tu es comme le scorpion
Dans une nuit d'épouvante.
Comme le moineau, mon frère,
Tu es comme le moineau
dans ses menues inquiétudes.
Comme la moule, mon frère,
tu es comme la moule
enfermée et tranquille.
Tu es terrible, mon frère,
comme la bouche d'un volcan éteint.
Et tu n'es pas un, hélas, tu n'es pas cinq,
tu es des millions.
Tu es comme le mouton, mon frère,
quand le bourreau habillé de ta peau
quand le bourreau lève son bâton
tu te hâtes de rentrer dans le troupeau
et tu vas à l'abattoir en courant, presque fier.
Tu es la plus drôle des créatures, en somme,
Plus drôle que le poisson
qui vit dans la mer sans savoir la mer.
Et s'il y a tant de misère sur terre
c'est grâce à toi, mon frère,
Si nous sommes affamés, épuisés,
Si nous sommes écorchés jusqu'au sang,
Pressés comme la grappe pour donner notre vin,
Irai-je jusqu'à dire que c'est de ta faute, non,
Mais tu y es pour beaucoup, mon frère. »
Je ne me trompe pas de cible, mon frère,
Je ne me trompe pas de cible
Je comprends la révolte et son ivresse
Je comprends
Comprendre ne revient pas à justifier
N’en déplaise aux jeteurs de sorts
Comprendre ne revient pas à justifier
La question se pose depuis soixante dix ans
Et bien plus :
Comment répondre à un Etat terroriste
Plus largement encore
Comment répondre à des Etats devenus terroristes dans leur essence
Etats qui se retournent contre leurs peuples
États qui colonisent et tuent pour accaparer des territoires
Etats guerriers en diable qui ne savent qu’utiliser la violence
Pour arriver à leurs fins de dominations sans partage
Au nom d’un économisme devenu le seul horizon d’une poignée d’individus
Ce qui est derrière le partage honteux du Moyen-Orient de 1920
Ce qui est derrière les lâchetés qui font signer des accords avec les dominants arrogants d’un monde toujours coupé, morcelé
Je comprends
Je n’ai pas de mots
Car de génocides en guerres fratricides
C’est toujours la même violence qui vient
C’est toujours la même
Il se trouve que sur ce chemin vont des enfants, des femmes, des vieillards
Qui ne demandaient qu’à vivre en paix
Leurs vies désormais disparues
Il ne reste rien
Ni mots ni poèmes
Mon frère
J’ai le souvenir d’un jeu d’enfants
Sur les îles Kerkena
Qui consistait à enfermer des scorpions
Dans un cercle de feu
Pour observer leur suicide
Un jeu d’enfant
Que deviennent les enfants qui jouaient à ce jeu ?
Peut-être sont-ils au fond de la mer de mon enfance
Peut-être qu’ils y reposent dans la paix insondable des profondeurs
Je ne me trompe pas de cible
Un peuple a été expatrié
Réduit à l’esclavage de l’exil
Pour satisfaire des appétits grossiers
Pour panser des plaies qui ne se refermeront jamais
On ne mets pas comme ça la Shoah à la poubelle de l’histoire
On n’oublie pas facilement la douleur des colonisations en tous genres
On n’oublie pas les cortèges de malheur
Qu’un siècle a répandu dans son sillage
Qui n’étaient que le prolongement d’une guerre
Je l’ai déjà écrit
Qui dure depuis que l’homme a découvert qu’il pouvait en exploiter un autre
Son frère
Celle que mènent les plus riches contre les plus pauvres
Pour assouvir leurs appétits de richesse
Je ne me trompe pas de cible
Je tente de comprendre
Tenter de comprendre ne facilite pas mes mots
Je me perds
Qu’est-ce qui distingue un enfant juif d’un enfant musulman ?
Qu’est-ce qui les distingue sinon la bonne ou mauvaise fortune de naître du côté dominant ou du côté dominé
Quand la domination dure depuis si longtemps
Ne serait-il pas temps d’offrir terre et vie à ceux qui souffrent eux aussi depuis si longtemps
Où est-il écrit qu’au nom de sa religion le peuple juif aurait le droit d’infliger aux palestiniens, leurs soeurs et frères de territoire, un tel déluge de feu et de sang ?
Et depuis si longtemps
Si longtemps qu’on s’étonne de cette inhumanité
On s’étonne qu’elle gagne chaque jour un peu plus du terrain dans un monde en proie aux seuls dogmes économiques
L’humain devenu variable d’ajustement de calculs sinistres
Je ne me trompe pas de cible la solution au problème existe :
Retrouver un chemin qui redonne leur dignité aux palestiniens persécutés depuis soixante dix ans
*
J’écris et Nûdem Durak est en prison
Parce que kurde
Parce que refusant de chanter dans une autre langue que la sienne
J’écris et combien d’ukrainiens torturés et disparus sous le joug russe
Parce qu’ukrainiens
Refusant de se soumettre à la loi colonisatrice
J’écris et des arméniens s’enfuient de leur territoire
Sommés de fuir
Parce qu’arméniens
J’écris et combien de morts en Syrie
Combien de morts en Afghanistan
Combien d’affamés qui fuient en Afrique
Combien
Je n’oublie pas
Je ne peux pas oublier
Deux millions de palestiniens
Sur une étroite bande de terre
Au nom d’un désir de vengeance
Sommés de fuir
Un territoire sans issue
Deux millions
Plus tous les autres
J’écris
Je lis la longue litanie des enfants israéliens assassinés
Brandie par une néanmoins amie poète
Litanie dont d’autres brandiront celle des enfants palestiniens
Liste non exhaustive celle-là
Tant qu’on ne retrouvera jamais sous les décombres
Je lis
J’écris
Je me demande si je fais bien de lire encore
Et d’écrire
Humains réduits à des querelles de nombre
Qui donc viendra se mettre en travers de la route des stupides
Pour enfin signer l’acte de paix ?
*
De Nazim Hikmet encore :
« Dieu, c'est nos mains.
Dieu, c'est nos cœurs et nos raisons
Le dieu qui existe partout
dans la terre comme dans la pierre, dans le bronze,
sur les toiles, sur l'acier et le plastique.
Compositeur des grandes harmonies de nombres et de mots.
Hommes, c'est vous que j'appelle
Pour les livres, pour les arbres, pour le poisson,
Pour le riz et le blé
Pour les cheveux couleur de raisin noir, pour les cheveux de paille blonde,
Pour vivre et mourir en hommes. »
Dieu…
Celui qu’on ne nomme pas pour les hébreux
Celui qu’on ne représente pas pour les musulmans
Celui qui est derrière toutes choses pour les chrétiens
Dieu…
En son nom depuis des siècles on tue
On bénit l’esclavage
On se demande si l’autre, l’étrange étranger aurait une âme
Dieu…
Souillé par ceux qui y croient
Pour en faire le soutien de leurs exactions.
Je lis et je relis
Je ne trouve rien dans la bible, dans le coran, dans les textes hébraïques qui puisse justifier la haine de l’autre
Mais je me trompe peut-être
Peut-être même des doctes bien plus érudits que moi viendront me prouver, comme je l’ai lu qu’il est « normal » de bombarder Gaza sans distinction des civils qui s’y trouvent
Peut-être même qu’on viendra me prouver que c’est moi qui suis dans l’erreur
Que guerre et tragédies sont l’essence même des humains
« Si l’on considère que c’est l’entraide, la coopération sociale, la participation citoyenne, l’hospitalité ou même le souci de l’autre qui font la civilisation, alors son histoire reste presque intégralement à écrire. » (David Graeber & David Wengrow)
Or, il semble bien que tout ou presque vienne prouver le contraire.
David Graeber & David Wengrow ne sont pas les seuls à avoir eu ce regard impertinent sur les « vérités » doctement établies :
« Fort heureusement, la compétition n'est pas la règle dans le monde animal ni dans l'humanité. Elle est limitée chez les animaux à des périodes exceptionnelles, et la sélection naturelle trouve de bien meilleures occasions pour opérer. Des conditions meilleures sont créées par l'élimination de la concurrence au moyen de l'entraide et du soutien mutuel. Dans la grande lutte pour la vie - pour la plus grande plénitude et la plus grande intensité de vie, avec la moindre perte d’énergie —, la sélection naturelle cherche toujours les moyens d'éviter la compétition autant que possible. » (Pierre Kropotkine)
Je lis donc
Je lis et je relis
Et j’écris
Je n’arrête plus d’écrire
Par lassitude de ces débats bornés
De ces diatribes permanente qui ne font rien avancer
Au contraire
Prendre fait et cause sans discernement
Voilà qui arme le bras des assassins
Pas pour rien qu’ils s’en prennent aux enseignants
Ceux qui ont charge, avec bien maigres moyens du bord, justement d’ouvrir les esprits (car leur ouverture ne relève pas d’une fracture du crâne), d’apprendre le dialogue et l’échange.
J’écris avec une nausée récurrente
J’écris sans doute pour conjurer mes propres monstres
Peut-être mes mots ne vous seront d’aucun secours.
Ils voudraient seulement pouvoir se consacrer à cette part de rêve qui m’habite et me nourris : vivre le temps d’une humanité capable de se réconcilier avec elle-même et avec la Terre qui lui a donné naissance.
*
« Méfiez-vous de la puissance quand elle vous mène simplement à vouloir écraser l’autre. » Delphine Horvilleur
Quand l’autre est écrasé depuis si longtemps
Quand l’autre s’est trouvé, lentement mais sûrement expulsé du territoire qui était le sien
Quand l’autre à sa juste revendication de pouvoir vivre en paix sur cette terre là, ne reçoit que menaces et bombes
Quand l’autre se trouve désarmé, réduit à inverser les rôles, devenant David face à son voisin devenu Goliath
On ne peut pas excuser qu’il se laisse aller au crime
On ne peut que comprendre, le temps passant, que frustration et rancoeur se traduise en colère.
D’autant plus justifiée devant une communauté internationale qui ne cesse de se défiler devant ses responsabilités
Combien de sanctions prescrites pour endiguer la violence systémique d’un gouvernement qui use de sa force, se portant en défenseur d’une religion qui condamne l’usage de la force ?
Combien de sanctions sans effet sinon leur ignorance superbe par une minorité de fanatiques aussi dangereux que leurs opposés du camp d’en face ?
Une journée se termine
Rien ne filtre de ce qui se trame dans le cerveau dérangé des extrémistes au pouvoir
Une chose et certaine, le trouble jeu de mon pays qui soutient sans condition un gouvernement d’extrême droite après avoir clamé faire opposition à celle-ci sur son territoire, voilà qui ne peut que troubler un peu plus les esprits déjà dérangés par le climat de haine savamment entretenu par des médias aux ordres.
Xavier Lainé
15 octobre 2023
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