lundi 6 novembre 2023

Conjurer l’horreur 14

 




J’écoute et j’entends

Le micro tendu à une écrivaine israélienne

Qui affirme haut et fort la nécessité pour son pays

D’écraser les malheureux réfugiés

À défaut qu’ils puissent quitter l’étroite bande de terre

Qui est leur domicile depuis que les siens ont dominé et conquis 

Le reste du territoire


J’écoute et j’entends

Le micro tendu à un écrivain palestinien

Qui corrige gentiment la parole de la première

En exprimant sa peur 

Ici 

Dans ce pays qui arbore et adore

Le mot liberté

Exprime donc sa peur

De voir ses propos travestis et mal interprétés


J’écoute et je lis

Ici et là les commentaires vengeurs

Les propos de haine

Qui ne cessent de se répandre

Et me clouent au mur du silence


J’écoute et je lis

Que dans mon pays on peut mourir

D’être un lettré enseignant les lettres

Avec toute la générosité et l’engagement qu’il faut

Face au rouleau compresseur d’un abrutissement médiatique

Qui ne cesse de laminer les esprits

Dans une bouillie infâme de contre vérités


Je dis moi aussi ma peur

De voir mes écrits travestis

Une mort pour mon humanité

Est toujours une mort de trop

Quelqu’en soit le motif et les mobiles

Car en terre de liberté

La liberté elle-même est désormais entendue

En termes restreints


Alors j’attends dans l’ombre 

Le temps de donner à lire

Pour ne pas entrer dans l’arène

Où les monstres se déchirent à belles dents


*


J’ai fait une grosse pile de livres

Pour me souvenir de tous ceux qui ont écrit et écrit encore

Sur la souffrance et la vie d’un moyen-orient déchiré


J’ai fait une grosse pile de livres


Parmi eux Amin Maalouf

Les échelles du Levant

Le premier siècle après Béatrice

Samarcande

Les jardins de lumière

Léon l’Africain

Le rocher de Tanios

Le naufrage des civilisations

Et un dernier acquis ce jour-même

Le labyrinthe des égarés


Parmi eux Yasmina Khadra

La part du mort


Chacun m’ouvre une porte

Une vision

Quelque chose qui me parle

Qui ressuscite en moi la parole de mes ancêtres

Quelque chose des pogroms d’ici ou là

Quelque chose des génocides commis

Des villes cosmopolites rayées de la carte

Pour être « purifiées » sous l’égide des tyrans


J’ai dressé la pile des ouvrages

Ceux qui me nourrissent et me parlent

Ceux qui sont là, derrière chaque mot que j’agence

Au secret de mon antre

Loin du tumulte et des vaines querelles


J’y retrouve Nazim Hikmet

C’est dur métier que l’exil…

Paysages humains


Chaque livre lu me pousse à l’incompréhension volontaire

Je refuse de comprendre

Moi qui me bats pour la tolérance

Je ne tolère pas la violence aveugle


Il me faudra encore sortir les grands livres fondateurs des trois religions monothéistes


*


Car il faut lire, non pour comprendre, mais pour prendre de la distance.



Xavier Lainé

14 octobre 2023


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