dimanche 25 décembre 2022

Poéthique (une déambulation) 9

 



Photographie : Xavier Lainé - Le poème déchiré - 2012



Il me fallait la lumière du « discours de Stockholm » d’Annie Ernaux pour comprendre pourquoi son oeuvre, dévorée il n’y a pas si longtemps me touche profondément.

Il y a chez elle ce refus de se laisser inclure dans une vision « bourgeoise » du monde en reniant ses origines.


(8 décembre 2022 — 1 — 8h40)


*


Deux mondes ne se rencontrent pas.

L’un est pétri de son pouvoir économique, de son savoir faire qui lui permet d’exploiter pour s’enrichir.

L’autre est dans l’obligation de se soumettre pour vivre des mannes concédées par le premier.

Cette irréductibilité n’a pas toujours été, mais depuis la révolution industrielle, elle s’est « laborieusement » établie comme une réalité incontournable.


Certes il y a ces peuples de l’entre deux qui ne sont pas de la vraie bourgeoisie liée au profit ; qui ne sont pas non plus de ceux qui doivent se soumettre aux premiers pour leur survie.

« Oui not’ bon maître, oui not’ monsieur ! »

Mais voilà que pendant un siècle, on a dit que tout ce qui n’était pas du monde ouvrier était de la bourgeoisie. 

Alors les peuples de l’entre deux qui ne se sentaient pas à l’agonie se tournaient vers leurs maîtres en imitant leur train de vie sans les possessions.


Ce que Annie Ernaux nous montre dans ses livres c’est la fidélité à un monde.

On ne se fait pas bourgeois : on l’est ou pas.

On n’appartient au monde bourgeois ou pas.

Ce que Bernard Stiegler a nommé « prolétarisation » n’est que descente d’un piédestal.

Les peuples de l’entre deux ne se prolétarisent pas : ils retournent à leur juste place.

Les bourgeois, les vrais, ceux qui tirent profit de tout, y compris du sang sous les pelouses du stade, restent immuables à leur place.

C’est l’entre deux qui se déchire devant la soif absolue de richesse des vrais bourgeois (qui cotisent le plus souvent au CAC 40).


(8 décembre 2022 — 2 — 15h33)


*


Et elle est dure la désillusion.

Lorsque, de grands-parents en parents, on te fais croire appartenir à un monde, mais que tu sens bien que non.

Tu sens bien que quelque chose qui n’est pas dans ton hérédité, mais quand même ne te permets pas d’accéder aux codes de bien séance de la bourgeoisie.

Tu sens bien que pas pour rien que dans ton histoire musique art ou littérature n’étaient pas considérés comme « métiers nobles ».

Il fallait faire oeuvre de science pour avoir un « vrai métier » !


Mais toi…

Toi tu te rêvais musicien, chef d’orchestre, écrivain.

Quelle vanité !


Annie Ernaux, devient alors comme une boussole.


(8 décembre 2022 — 3 — 19h08)


*


Paraître.

Adhérer au mythe d’une aisance infinie.

Faire semblant de.

Mythologie des catégories moyennes aisées des trente piteuses.


J’ai vécu dans ce monde du paraître, ce monde en porte-à-faux.

Il fallait y fréquenter du beau monde, du cultivé qui parle doctement de toutes choses.


Ne jamais être vraiment soi, tenter de faire comme ceux que l’on adule.

Ici me reviennent les mots de mon maître, Michel de Montaigne⁠1  :

« C’est une absolue perfection, et comme divine, de sçavoyr jouyr loiallement de son estre. Nous cherchons d’autres conditions, pour n’entendre l’usage des nostres, et sortons hors de nous, pour ne savoir quel y fait. /// Si, avons nous beau monter sur des eschasses, car sur des eschasses encores faut-il marcher sur nos jambes. Et au plus eslevé throne du monde, si ne sommes assis que sus notre cul. »


 (8 décembre 2022 — 4 — 20h57)


Xavier Lainé



1 Essais, III, Chapitre 13, De l’expérience, éditions GF, 1969

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