mardi 17 janvier 2023

Poéthique (une déambulation) 30

 



Photographie : Xavier Lainé - Le poème déchiré - 2012



L’âme grise est en éternelle déambulation.

Elle ne s’arrête jamais.

Elle ne sait jamais quelle place occuper en ce monde.

L’âme grise déambule entre sourire et larmes.

L’âme grise va avec sa sensibilité toujours à vif.

Elle ouvre les yeux sur le monde.

Elle sait en déguster les infinies beautés.

Mais pose toujours des demi-teintes au tableau.

Comment l’âme grise pourrait aller de réjouissances en joies puisque les humains entre eux font si peu preuve de bonté.

On me dira encore que je noircis le tableau.

On me dira qu’il en est parmi les humains qui tentent d’alléger la partition.

On me dira…

Mais l’âme grise ne peut vivre avec légèreté tant qu’un seul parmi les vivants subit les assauts des hordes sans esprit, inhumains parmi les humains.

L’âme grise est un état à part.

Elle te maintient hors du champ commun.


(30 décembre 2022 — 1 — 8h43)


*


J’ai ouvert ma porte à l’abandonné.

À l’errant sans domicile délaissé sur les quais de nulle part.

J’ai ouvert tant de fois mon âme à qui voulait y entrer.

Dans le seul souci de demeurer en territoire de franche humanité.

Humanité, cette chose informe dont nul ne sait ce qu’elle recouvre de son sens.

Sinon qu’à la pratiquer la respiration s’allège, la vie se met à danser.

Sinon qu’à la pratiquer les contrôles tatillons d’un temps de peurs immondes en deviennent insupportables.

Alors on déambule par des chemins de traverse, on fait société buissonnière.

On se pose avec poèmes et musiques en n’importe quel point sensible du monde.

On ne demande aucune autorisation de vivre.

On vit et c’est déjà beaucoup.


(30 décembre 2022 — 2 — 14h03)


*


Mesurons nos reculs, celui de nos libertés les plus fondamentale.

Mesurons combien désormais pour « vivre en paix » il faut se fondre dans un magma d’inhumanité.

Je ne parle pas seulement de notre liberté de manifester (elle est mise à mal depuis si longtemps !).

Je parle de notre liberté d’aller et venir, de créer et de nous rejoindre dans des espaces où le commun prend sa source.

C’est la vie même qui ici se trouve contrainte.

Mesurons un instant tout ce qui a été détruit et depuis si longtemps et par toutes sortes d’irresponsables qui tiennent vibrants discours la main sur le coeur.

Mesurons le cynisme qu’il faut pour dire une chose tout en agissant rigoureusement à l’opposé.


Si notre pays était le seul dans cet état où la sidération l’emporte sur la responsabilité, mais ce n’est pas le cas.

Israël est peut-être le symptôme le plus significatif de l’état pathologique de ces dirigeants occidentaux (mais les orientaux n’ont rien à leur envier) qui sèment le chaos au nom du maintien d’un système dont tout le monde sent le naufrage.

Un article de David Grossman⁠1 peut largement être extrapolé à la situation française.

Ce que sème le président ici est assez similaire : il fait partie de ceux qui usant et abusant d’une distorsion sémantique, « appellent le mal bien, et le bien mal. Qui changent les ténèbres en lumière, et la lumière en ténèbres, Qui changent l’amertume en douceur, et la douceur en amertume⁠2

Le problème est infiniment plus profond que toutes les destructions du système social.

Puisque l’année s’écoule et touche à ses dernières heures, il est temps d’ouvrir les yeux : ce qui a été détruit, ce n’est pas seulement un Etat, c’est ce qui le remplace, un marché de dupes qui cherche à faire paraître le chaos comme situation enviable d’où nous pourrions sortir dans une sorte de rédemption. Autrement dit : passer par le mal pour, tel le Phénix, renaître de nos cendres.


Nous voyons bien en quelles catastrophes nous entrons. 

Cette glu qui empoisonne les esprits ne trouvera pas de sortie favorable avant longtemps.

Aucun dirigeant même le plus vertueux ne pourra nous faire revenir de là où les malhonnêtes nous ont conduits.

Les âmes errantes déambulent dans nos rues.

Les regards hagards se multiplient autant que les cancers et les épidémies.

Ce qui a été fait devrait nous appeler à un profond mouvement de révolte.

Mais pour cela, il faudrait sortir de la léthargie entretenue par les médias au service des pervertis.


(30 décembre 2022 — 3 — 15h59)


Xavier Lainé



1 Tout ce qui s’est passé en Israël depuis les élections législatives est ostensiblement légal et démocratique. Mais derrière cette façade, comme cela s’est produit plus d’une fois au cours de l’histoire, les graines du chaos, de la vacuité et du désordre ont été

semées au coeur des institutions les plus essentielles du pays.

Je ne parle pas seulement de la promulgation de nouvelles lois, aussi extrêmes et scandaleuses qu’elles soient, mais d’un changement plus profond, plus fatidique, un

changement de notre identité, du caractère même de l’Etat. Or, ce changement n’était pas l’enjeu du scrutin. Les Israéliens n’ont pas voté là-dessus. Pendant toute la durée

des négociations qui ont mené à la formation d’un nouveau gouvernement, un verset du livre d’Isaïe n’a cessé de me revenir à l’esprit : «Malheur à ceux qui appellent le mal bien, et le bien mal, Qui changent les ténèbres en lumière, et la lumière en ténèbres, Qui changent l’amertume en douceur, et la douceur en amertume !»

En bruit de fond, aussi lancinant qu’un supplice, j’entends en boucle le député Moshe Gafni qui proclame : «La moitié de la population étudiera la Torah et l’autre moitié servira dans l’armée.» Et chaque fois, cela me met le cerveau en ébullition, en partie

cette fois pour de tout autres raisons. Les négociations, qui ont plutôt ressemblé à un pillage généralisé, sont passées devant nos yeux en une rapide succession d’images et d’éclairs dans une logique perturbante et provocatrice : la «clause dérogatoire»,

«Smotrich aura le droit d’arbitrage final sur les constructions en Cisjordanie», «Ben Gvir pourra mettre en place une milice privée en Cisjordanie», «Le criminel récidiviste Dery pourra…». Le tout en un clin d’oeil, avec une frénésie croissante, par un tour de passepasse digne d’un joueur sans scrupule.

Nous savons que quelqu’un nous dupe en ce moment même. Non seulement ce quelqu’un empoche notre argent, mais il nous vole aussi notre avenir et celui de nos enfants, et l’existence que nous voulions mener ici : dans un Etat où, en dépit de ses défauts, de ses lacunes et de ses angles morts, brille par moments la possibilité de devenir un pays civilisé, égalitaire, qui a le pouvoir d’absorber les contradictions et les différences, et qui finira avec le temps par se libérer lui-même de cette maudite occupation. Un pays qui pourrait être juif et croyant tout en étant séculier, être à la fois une puissance technologique, attachée aux traditions et démocratique, et un foyer

accueillant pour ses minorités. Un Etat israélien où la multiplicité des langages

humains et sociétaux ne provoquerait pas nécessairement de peurs, de menaces mutuelles et de racisme, mais conduirait au contraire à un enrichissement fertile et à l’épanouissement.

Ceux qui appellent le mal bien, et le bien mal sont déjà là.

Maintenant que la poussière est retombée, que l’ampleur de la catastrophe a été révélée, Benyamin Nétanyahou se dit peut-être qu’après avoir semé le chaos et récolté ses fruits – la destruction du système juridique, de la police, de l’éducation et de tout

ce qui exhale le moindre relent de «gauchisme» – il pourra revenir en arrière, effacer ou du moins modérer cette vision folle et malhonnête du monde qu’il a lui-même façonnée et se remettre à nous diriger de manière convenable et légale. Redevenir l’adulte responsable qui gouverne correctement son pays.

Mais à ce moment-là, il pourrait bien découvrir qu’on ne revient pas de là où il nous a menés. Il sera impossible d’éliminer ou même d’apprivoiser le chaos qu’il a créé. Ses années chaotiques ont d’ores et déjà marqué la réalité et les âmes de ceux qui les ont

vécues d’une empreinte tangible et effrayante.

Ils sont là. Le chaos est là, entraînant tout sur son passage. Les haines intestines sont là. La détestation mutuelle est là, tout comme la violence cruelle à l’oeuvre dans nos rues, sur nos routes, dans nos écoles et nos hôpitaux. Ceux qui appellent le mal bien, et le bien mal sont déjà là aussi.

Il est tout aussi évident que l’occupation ne prendra pas fin dans un avenir proche, étant déjà plus forte que toutes les puissances actives aujourd’hui sur la scène politique. Ce qui a commencé là et qui s’y est rodé commence à s’infiltrer ici. La gueule

béante de l’anarchie menace de ses crocs la plus fragile démocratie du Moyen-Orient.

Traduit de l’anglais par Iris Le Guinio.

Ce texte a aussi été publié mercredi 28 décembre dans Haaretz et  Libération le 29 décembre 2022.


2 Verset du livre d’Isaïe cité par David Grossman, cf article ci-dessus.

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