lundi 6 avril 2020

Jour 20 : poétique des confins



Quand tout sera fini que pourrons-nous dire pour nous justifier encore et encore ?
Irresponsable !
Voilà ce que j’entends !
Irresponsable !

Parce que je ne cherche pas à sauver ma peau.
Parce que derrière le pathologique je ne sais pas renoncer à l’humain.

Salut joli petit virus !
Comme tu sais bien nous ôter nos masques de bonnes consciences !
En ton nom demain qu’allons-nous découvrir de si obscène dont, comme autrefois, nous chercherons à effacer les traces ?
Nous glisserons sous le tapis les preuves.

Nous trouverons bien une excuse !
Nous dirons comme nous l’avons déjà dit « je ne savais pas » !
Puis nous irons manifester en criant « plus jamais ça » !

Mais ça revient comme un boomerang.
Ça ne met même pas un siècle à revenir.
Sinon que pour être sûr de ne pas avoir à gérer nos révoltes on nous confine.

Salut joli petit virus !
Comme tu sais bien faire tomber les masques !

Quoi ?
Irresponsable oui !
Irresponsable d’aller porter secours sans compter, sans crainte !
Irresponsable d’être humain et d’ouvrir ma porte : « salut joli petit virus » !
Irresponsable de me considérer responsable de ce qui viendra après.

On sait ce qu’on fait quand on remet à demain ce qui ne semble pas indispensable aujourd’hui ?
Tu sais ?
Je sais ?
Tu as bien de la chance.
Mais c’est vrai, l’important, ce n’est pas ce que tu diffères, c’est d’obtenir la prime ou le crédit « garanti par l’Etat », une fois ta décision prise de te protéger toi et ta petite maisonnée et d’avoir différé ce qui ne semblait pas urgent aujourd’hui.

Merci, joli petit virus !
Tu nous tends le miroir où se sont perdues nos âmes !

Quarante année qu’ils nous disent que l’essentiel, c’est de sauver notre peau sans un regard pour ceux qui tombent.
Quarante années qu’ils nous conduisent par écrans interposés où ils veulent que nous allions.
Quarante années qu’ils nous conduisent à différer nos révoltes.

Il y a toujours plus urgent !
Il y a toujours plus miséreux, plus paumé plus exclu, plus victime !
Alors quarante années qu’ils organisent guerres et crimes un peu partout !

Si vous nous dites dictature, allez donc voir où elle existe !
Nous savons faire !
Nous avons l’expérience !
Hein ! Victor Jara ! Allende ! Pablo Neruda ! Et tant d’autres !
Nous avons l’expérience !
Mais des fois que nous tirions leçon de cette expérience : aux confins !

Merci joli petit virus !
Tu nous montres jusqu’où l’humain peut aller dans l’abject quand il oublie qu’il est capable de la plus grande beauté !

Quarante années qu’insidieusement on nous apprend la laideur la vulgarité !
Quarante années, avec tous les bords qui se partagent le pouvoir de nous confiner, tous les bords qui sont finalement du même bord !

Alors tu sais quoi ?

Je veux bien être irresponsable de ne pas me soucier que de ma pomme, de la prime ou du crédit.
Je veux pouvoir travailler, au risque de passer pour irresponsable, à alléger la peine des gens.
Je m’entends affirmer « le pathologique, c’est l’autre versant du normal » ou encore « comment aller bien dans un monde qui va si mal ».

Je m’entends dire, m’entendez-vous ?

Merci joli petit virus d’éclairer ma lanterne sur ce que nous sommes devenus même pas un siècle après.

Collaborant à notre perte en sauvant notre misérable peau.
Nous voici vendant au « marché » notre éthique et notre grandeur.

L’important ce ne sont pas les gens qui ne peuvent plus se soigner pour leurs maux ordinaires, non.
L’important, c’est toi, joli petit virus qui nous tend le miroir de nos déchéances.

Qu’un préfet de police vende la mèche soulève un hoquet de stupéfaction.
Ça passera comme sont passées tant de couleuvres avalées à grand renforts médiatiques depuis quarante années.

Regarde à côté comme ils sont miséreux ! 
De quoi te plains-tu quand on s’organise pour qu’il y ait toujours pire là juste à côté ?

Pendant que tu avales le fiel de ta petite individualité à protéger, tu ne vois pas qu’à tout accepter ici, le crime se poursuit ailleurs.
Les assassins ne sont pas ailleurs : ils sont ici !

Ils sont en moi, en toi, dès l’instant où je ferme ma porte au nez des nécessiteux d’ici.
Ils sont en moi en toi, dès que j’accepte de vivre confinés pour protéger ma petite peau, ma petite famille, mon petit amour penché sur lui-même jusqu’à se noyer au miroir tendu.

J’observe mon visage vieilli au miroir du temps.
La flamme brûle toujours tandis que l’humanité vacille.

Merci, joli petit virus !

Tandis qu’ici on ne se soucie que des pertes financières à combler, moyen comme un autre d’acheter notre silence, j’observe mon visage vieilli au miroir du temps.
Une flamme me brûle en ces confins que je ne quitte guère.

J’y invente une poétique qui ne soit pas que mots posés sur la page, mais vague d’indignation et de révolte.
Mots jetés comme pavés à l’heure de cette conclusion de quarante années de réclusion autour en nous-mêmes. 

Nous ne sommes rien si nous restons confinés en nos minables individualités.
Nous ne faisons, à ne défendre que nos primes, nos prêts, nos vies perdues à vouloir la « gagner », qu’enfoncer le couteau de notre déchéance dans la plaie de vivre en système corrompu.

Restez chez vous, chers confrères, protégez vous bien : j’assume votre accusation d’être irresponsable.
J’affirme qu’en ne fixant votre regard que sur votre chiffre d’affaire, c’est l’Homme que vous tuez en vous.
Moi, j’ai mieux à faire !
J’ai une irresponsabilité à assumer !
J’ai des mots qui roulent comme torrent en ma gorge serrée au bout de mes nuits sans sommeil.
J’ai une aube pâle à ma fenêtre qui rêve d’un réveil plus serein.

Il ne saurait être ainsi tant qu’à défaut on organise le tri entre les bons et les mauvais patients, ceux qui ont le droit de vivre et ceux qui peuvent disparaître.
J’ai des mots de révolte qui me montent à la gorge qui m’empêchent de dormir, non du fait de ma déroute financière, mais de penser que, confinés, nous ne pourrons descendre dans les rues marcher vers les lieux de pouvoirs où dorment en toute sérénité les criminels de ce temps.
Je largue les amarres d’une poétique des confins, d’une diaspora de confins, d’une théorie de révoltes qui marcheraient d’un pas disparate jusqu’à faire tomber les murs, les barrières, les clôtures électriques, les infimes propriétés achetées à grands crédits, à la condition de nos silences indifférents.
Je rêve, amis, je rêve que nous soyons encore amis demain, parce que nous aurons ouvert les yeux sur le revers du miroir que ce si joli petit virus nous tend.

Cette guerre se prolongera au-delà des armistices platoniques. L’implantation des concepts politiques se poursuivra contradictoirement, dans les convulsions et sous le couvert d’une hypocrisie sûre de ses droits. Ne souriez pas. Ecartez le scepticisme et la résignation, et préparez votre âme mortelle en vue d’affronter intra-muros des démons glacés analogues aux génies microbiens. René Char, Feuillets d’Hypnos


Xavier Lainé

4 avril 2020

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