dimanche 10 octobre 2021

Pensées fragmentaires 5 - Toujours le tunnel

 



JEAN LOUIS THÉODORE GÉRICAULT - Le radeau de la Méduse (Musée du Louvre 1818-19)



« L’oppression totale, la misère totale risquent des rejeter chacun dans une quasi-solitude. La conscience de classe, l’esprit de solidarité sont encore l’expression  d’une certaine santé qui reste aux opprimés. » Robert Antelme, L’espèce humaine


« Partir

Sur ce chemin est un départ

Revenir, un autre départ

Qui a effacé le chemin du retour ? »

Hala Mohammad, Les hirondelles se sont envolées avant nous



Il n’est pas de science sans conscience, et pas de conscience sans doute, donc…

Mais qu’appelle-t-on science exactement, nul ne le sait.

Le mot science est mis résolument à toutes les sauces.

Il n’est plus un domaine qui ne réclame sa scientificité.

Tout s’adosse à ce mot psalmodié comme un mantra.

Il n’est jusqu’à la vie qui n’en devienne l’objet, décortiquée jusqu’à la moelle pour tenter d’en comprendre les plus intimes secrets.

Mais voici qu’ils nous échappent, se plient mal aux statistiques, aux savants  calculs.


On insiste, on veut tout prouver scientifiquement, enfermés dans un positivisme qui permet de se rassurer et veut mettre un terme à nos doutes.


*


Me voici proie de ces derniers : ne sais plus de quel droit encore écrire.

Je vous vois en quête de certitudes, quand la complexité du monde ne nous en autorise aucune.

Je ne sais pas, je ne sais plus.

Parfois je parle, puisque vous m’y invitez, mais ne sais si ce que mes lèvres articulent mérite la moindre attention.

Mon savoir est si mince.

Il n’existe qu’en jetant des ponts de vous à moi.

En articulant ma pensée à la multitude des autres, en recherche de ce qui nous fonde à exister.

Mes mots hésitent, ne jaillissent plus avec la même aisance.

Il y a une fatigue de vivre en régime de ségrégation implicite ou explicite.

Les uns s’arrogent le droit de parler et d’écrire, les autres cherchent parole les confortant dans leur façon de voir, les deux, peut-être, se trompent, comme moi, ne sachant vraiment quel chemin suivre qui nous sortirait de l’obscurité.


D’hier à aujourd’hui il fallait en passer par l’usage.

Celui d’agiter le diable pour maintenir un pouvoir.

Puis insidieusement d’en adopter le discours jusqu’à inviter à se situer selon de tristes indentités figées.

Signes constants du rejet de l’autre, des différences.

Que vous soyez de souche (c’est bête une souche, même si ça peut héberger quelques espèces discrètes), ou fuyant les armes brandies, vendues et utilisées, vous irez de camp de rétention en voyage de retour vers la mort, sans que nul ne proteste : vous voici parmi les invisibles.


*


Ainsi vont-ils, nous réduisant à cette invisibilité.

Nul n’entendra nos cris, nos appels au secours, puisqu’ils vont, persuadés d’avoir raison contre vents et marées.

Combien sommes-nous, meurtris au plus profond depuis ce funeste mois de juillet 2021 ?

Combien serons-nous à découvrir l’impossibilité de nous en remettre et de pardonner ?


Bien sur, ils vont, larme à l’oeil, suivre le cortège funèbre d’un des fossoyeurs de l’industrie. Qu’ils soient de droite comme de soit disant gauche, les cadavres planqués sous le tapis sont vite oubliés.

Leur monde est ainsi, sans pitié.

Qu’on s’y tue au travail, qu’on s’y suicide de désespoir ne les atteints jamais. À défaut de commettre le crime eux-mêmes, ils ont leurs agents qui prendront peine avec sursis tandis que d’autres, qui n’ont fait que crier leur douleur, seront condamnés pour longtemps.

Pendant que nous tentons encore de soigner, eux planquent leur oseille volée dans des paradis, puis viennent nous donner des leçons à grand coup de discours humanistes.

La traversée pénible du XXème siècle où l’homme a été réduit à n’être que producteur et consommateur ne sert de leçon à personne. On continue à briser des vies au nom d’une légalité fondée sur des visions scientifiques contestables.

Ils ne savent rien du doute nécessaire au raisonnement.


*


Tout passe par la balance bénéfices/risques.

Nos vies, nos pensées, nos soupirs et nos émois.

Balance bénéfice/risque.

Vont ainsi la plupart des gens, satisfaits d’être du bon côté de la balance.

Ouf ! Ce n’est pas pour cette fois-ci, qu’ils se disent.

La balance les a mis ici et les autres là.

Comme ils s’en sortent, tout va bien, pas un regard pour les autres : n’avaient qu’à pas se mettre du mauvais côté.


Tout passe par la balance bénéfice/risque.

Voter n’est plus qu’un leurre puisque la balance a dit que.

On vient même lire dans vos têtes ce à quoi vous pensez si vous pensez encore.

Car le mieux c’est de ne pas.

Ne pas penser, ne pas réagir des fois que la balance s’inverse.

C’est douloureux de passer du mauvais côté, ça oblige à se sentir plus proche.

Plus proche des milliers de noyés, rescapés des bombes et de la misère, puis laissés par le fond du côté des risques.

Plus proches des milliers morts de froid et de faim loin de tous les regards placés du côté des bénéfices.

Les bénéfices ?

Une paire de pantoufles, un home cinéma, une maison bien proprette avec portail électrique, une piscine et terrasse à balustrade façon Versailles rococo, un grand lit où se perdre en infinies sexualités débridées, sous l’oeil de réseaux toujours du côté des bénéfices.


Alors je me sens perdu, là, devant mes pages devenues muettes.

J’ai la nausée sans cesse qui me guette, l’esprit qui frappe aux parois de mon crâne cherchant une sortie honorable.

Mais rien, rien que cette balance qui, depuis toujours, de mon côté, penche vers les risques qu’il faut bien assumer, même s’ils me sont imposés par les nombreux actionnaires du bénéfice.

Ceux qui en sont les grands gagnants et ceux qui les servent, par leur silence complice, leurs plaintes timides avant de rechausser leurs pantoufles, du bon côté, tant que possible.


Il y a une logique à l’enterrement en grande pompe du roi des gagnants, même si ses victimes sont passées en pertes, sous le tapis.

C’est la logique du tri entre risque et bénéfice, celle qui permet de faire le tri entre bons et mauvais.

Il y a d’un côté ceux qui aident le gouvernement, et ceux qui n sont rien.

Les uns, on les rapatrie à grand frais, les autres pourront se noyer.

Logique implacable des risques et des bénéfices.

Il y a ceux qui peuvent entrer car ils sont bien propres sur eux et ceux qui restent dehors, non qu’ils puent mais leur esprit critique les rend suspects.

C’est une logique, une mortifère logique désormais admises : vous devez être du côté des bénéfices à défaut vous prenez le risque de votre perte.

Le trou dans l’eau se referme vite dans le silence complice de tous, y compris ceux qui viendront, un temps de campagne, vous clamer qu’il faut être solidaires.


Je ne sais pas vous mais moi, ce monde là me flanque le bourdon.

Ce n’est plus un question de vaccin, ou de virus, c’est une logique qui me fait vomir. 

Une logique et un sentiment de déjà vu, même si nos « plus jamais ça » résonnent encore sur les pavés où errent nos âmes desséchées.

Mes pages restent blanches sous ce fardeau. 

J’avance un peu livide au devant des tempêtes qui s’annoncent, où ceux qui s’imaginent être du bon côté finiront par passer sous les fourches Caudines de leur humaine défaite.



Sans date


Xavier LAINÉ

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