lundi 23 août 2021

L’esprit algorithmique, la vessie et l’extinction des lanternes

 



JEAN LOUIS THÉODORE GÉRICAULT - Le radeau de la Méduse (Musée du Louvre 1818-19)


« Une idéologie est une sorte de virus de l’esprit qui circule dans les artères de la pensée et qui s’attaque au coeur même de la santé et de l’esprit sain, discrètement pour commencer, ici ou là, jusqu’à ce qu’il finisse par avoir raison d’eux. » Markus Gabriel


« Au langage du praticien intimidant par sa technicité, se mit à répondre le langage du gestionnaire intimidant par son opacité. Dorénavant armé d’un solide bagage  en matière de communication — à l’inverse du corps soignant, toujours formé par transmission et rompu à l’échange ordinaire —, le gestionnaire apprit à écouter sans entendre et à utiliser un langage visant à fabriquer l’adhésion. Que le communicant convainque sans savoir de quoi il parle, là est justement son talent. Ce fut aussi le talent dont dut faire preuve le gestionnaire. » Stéphane Velut


« La médiocratie est l’ordre en fonction duquel les métiers cèdent la place à des fonctions, les pratiques à des techniques, la compétence à de l’exécution. » Alain Deneault


« Les détenteurs du pouvoir, quels qu’ils soient, affirment toujours que la réalité est de leur côté, non en raison de l’exactitude de leurs affirmations mais parce qu’ils ont le pouvoir de donner une apparence de réalité à ces affirmations. » Edgar Cabanas et Eva Illouz


« On célèbre en paroles la différence alors que tout est pensé pour produire de l’identique. Un identique qui, c’est son essence, récuse donc hargneusement la différence. » Thierry Jobard



Il est tellement facile de tomber dans le piège ouvert sous nos pieds.

Nous croyons encore pouvoir, d’une lettre, infléchir le cours de l’histoire, en appeler à un peu d’humanité : nous sommes des soignants, nous recevons, contre vents et marées des gens en souffrance, alors, par pitié, ne venez pas nous interdire de le faire, ne serait-ce qu’au nom de la « continuité des soins » !

Erreur !

Erreur 404 !

Vous n’êtes pas sur le bon logiciel.

Vous n’êtes pas dans l’esprit algorithmique des décideurs et « communicants ».

Vous savez : ceux qui ont depuis pas mal d’années pris le pouvoir au sein des ARS, des Assurances maladies, des administrations plus ou moins haute, dans la direction des hôpitaux.

Je parle d’esprits algorithmiques pour ne pas les nommer penseurs, car la pensée n’est pas prévue dans leur formatage.

Ils sont ce qu’on en a fait : des monstres qui savent calculer, causer en terme de pertes et profits, de bénéfices et de risques.

Ils savent calculer selon les algorithmes injectés dans leur cerveau dans de « grandes écoles » où tout se résume à des relations commerciales, des discours publicitaire dont l’efficacité doit être prouvée.

À défaut, ils dégagent sans autre état d’âme et leur trou dans l’eau des administratifs autorisés est très vite comblé par un même, formaté comme eux.

Ils tiennent aux amphétamines, soutiennent que c’est l’homme qui doit faire preuve de flexibilité et non le système qui l’entoure.

Ainsi comme le pied doit se faire à la chaussure conçue selon les algorithmes du « pied moyen », l’homme doit se plier aux contraintes du système que les plus rusés, cyniques, corrompus lui imposent.

Il faut lire Markus Gabriel. C’est impératif si nous voulons mieux comprendre à qui nous avons affaire.

Car pas plus qu’il soit possible de discuter avec son ordinateur, il semble bien compliqué de faire entendre langage humain à des hommes déjà passés au post-humanisme dénué de toute pensée personnelle.

Nous voici devant le mur.

Ce n’est pas une mince affaire. Les relais ont été placés un peu partout depuis si longtemps qu’ils y ont pris racine.

Stéphane Velut, dans « L’hôpital, une nouvelle industrie - Le langage comme symptôme » décrit par le menu cette lente érosion et intrusion des « communicants » au service du seul dogme libéral dans les hôpitaux.

On pourrait faire la même description sans appel de cet « entrisme » délétère de la « médiocratie » ailleurs évoquée par Alain Deneault.

De partout ils entrent, avec leurs dogmes libéraux, proclament le règne absolu du « développement personnel » comme une entrée joyeuse en happycratie (voir à ce sujet les livres de Eva Illouz et Thierry Jobard).

Ils ont pour seul refrain la gloire de la réussite individuelle, se moquent des plus faibles, n’ont jamais de mots assez durs pour stigmatiser les exclus, responsables, selon leur bible ultra libérale à la sauce Friedman, de leur propre déchéance.

Nous avons un exemple de ce type d’individu avec celui qui considère qu’il y a dans une gare « ceux qui sont quelque chose et ceux qui ne sont rien ».

On les retrouve partout, à tous les postes de commande. Ils brillent par leur médiocrité, leur inculture, leur arrogance au service des plus riches dont ils cirent les bottes du haut de leur administration.

Ils ont fait l’ENA, ce temple de la conformité.

Ils cultivent partout une pandémie de bêtise, poussent les moins critiques à de fumeuses théories du complot.

Ils sont trop bête pour ça, dirait Barbara Stiegler.

Ils ne sont capables que de se cramponner à leur bréviaire du bon serviteur de l’Etat de non droit.

Ils s’assoient sur toutes les règles communes, sur les droits de l’homme, sur les lois et règles qu’ils apprennent à contourner sans vergogne.


Ecrire ou tenter de faire entendre raison à ces gens là revient à se poster devant son ordinateur récalcitrant en le priant de bien vouloir fonctionner.

Vous avez déjà écrit à votre ordinateur qui ne veut plus marcher ?

Non, car si vous avez encore un peu de jugeote, vous vous contenterez de vous en débarrasser pour en acquérir un qui corresponde mieux à vos besoins.

On ne raisonne pas avec les cerveaux algorithmiques, on pense sans leur signifier nos intentions et on scie la branche sur laquelle ils sont assis pour les faire tomber aux oubliettes de l’histoire.

A défaut de couper le membre, la gangrène de la folie totalitaire ne peut que s’étendre et ronger peu à peu tout le corps social.

Il n’est qu’un vaccin à cette infection : il s’appelle école, une école restaurée dans sa vocation à éveiller curiosité, réflexion et esprit critique.

Comme ils se sont introduits aussi dans son administration, l’enjeu est rude dont nos enfants font la triste expérience dans la soumission au consumérisme et à la pensée dominante, dans l’humiliant et dégradant sentiment d’impuissance distillé à larges doses depuis quarante ans, par tous les pouvoirs, les pires ayant été ceux qui, de gauche, dans une victoire à la Pyrrhus se sont plié aux règles d’une démocratie malade sans évoquer même la nécessité de changer l’ordre des choses. Ce fut leur pire défaite, que bien sur les adversaires de classes ont affublés de l’apparence d’une victoire.

C’est l’humanité qui se noie et fait naufrage à accepter de prendre des vessies pour des lanternes.


Xavier Lainé


18-24 août 2021


Bibliographie

- Alain Deneault, La médiocratie, éditions Lux, 2016

- Stéphane Veut, L’hôpital, une nouvelle industrie, Tracts Gallimard n°12, 2020

- Edgar Cabanas & Eva Illouz, Happycratie, Premier Parallèle, 2018

- Thierry Jobard, Contre le développement personnel, Rue de l'échiquier, 

- Barbara Stiegler, De la démocratie en pandémie, Tracts Gallimard n°23, 2021

- Markus Gabriel, Pourquoi la pensée humaine est inégalable, éditions JC Lattès, 2019

- Thierry Jobard, Contre le développement personnel, éditions Rue de l’échiquier, 2021

1 commentaire:

  1. Merci pour ce texte Xavier, il est vrai que nous sombrons actuellement à cause de parasites neoliberaux. Tes mots sont justes, on reconnaît tout de la situation actuelle. Puisse que l'univers nous aide à trouver un meilleur chemin que ce qu'ils nous réservent. Mais de toute façon nous ne nous laisseront pas faire, nous combattrons jusqu'au bout.

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