On joue et puis parfois on perd
Parfois on croit avoir gagné mais c’est pour mieux perdre mon enfant
On joue
On joue sa vie à la roulette d’une tradition politique
D’une façon de la pratiquer qui en fait une arène où s’épuisent les gladiateurs tandis que le peuple est dévoré par les lions du profit
Comme si les prises de parti ne nous concernaient que de loin
Puis on s’en retourne en bougonnant que rien ne changera jamais
« Tous pareils » qu’on psalmodie sans espoir en fermant le portail électrique qui nous protège des autres
Ces autres qu’on surveille de près croyant qu’ils vont venir voler maigre pitance
On se méfie de tout en royaume du désastre
Il n’est plus d’humanité qui trouve grâce aux yeux des post-humains l’oeil rivé sur les écrans plats d’une conscience évanouie
Au royaume du désastre on ne sait que mesurer l’ampleur des destructions en cours
Sournoisement mais sûrement le citoyen réduit au rôle ingrat de consommateur est livré seul aux grossiers appétits des « actionnaires »
On joue et puis on perd
On ne sait que perdre puisque on joue à l’aveuglette
Qu’on ne sait jamais d’où partira la balle
Ni quand
On joue et puis on perd
On reste médusé sur le bord d’un chemin dont nul ne sait plus où il pourrait nous mener
Désemparés on réagit au quart de tour dans l’émotion de l’instant
On ne voit rien du mur ni du précipice
Il s’en trouve même pour nous pousser dans le vide
Après coup on dit qu’on n’aurait pas dû mais le mal étant fait on se replie frileusement sur ses pénates
On joue et puis on perd
On jure qu’on ne nous y reprendra plus
Mais le blanc installé dans nos mémoires on remet ça
On multiplie même les bévues
On refuse d’ouvrir les yeux
« Pas voir »
« Pas savoir »
« Pas dire »
Le sujet est intarissable en territoire perverti du désastre
*
« Faire littérature »
Littéralement commettre des ratures
Des bavures pour conjurer le désastre
Ne pas s’abaisser à « vendre » des mots si chèrement arrachés à la vie
Pas de marché à conclure pour celui qui écrit
Juste écrire parce que tu ne sais pas faire autrement
Dans le champ désastreux institué par le marché généralisé
Tu n’as rien à vendre
Tu tentes d’écrire
C’est ce que tu sais faire de mieux
Ça ne te compromet pas
Tu t’installe dans le silence, volets tirés sur le désastre en cours
Et tu écris
Tu laisses tes doigts courir sur le clavier
Qu’importe que l’écrit ait « valeur »
Il est là vibrant au rythme de ton âme qui n’en peut plus
De vivre en ce monde où chacun doit se compromettre avec les marchands
*
Toujours lorsque tu parles
Lorsque tu écris
Les gros mots sont lâchés
« Idéaliste »
« Utopiste »
« Rêveur »
Gros mots lâchés comme autant de signes du désastre en cours
Car au fond qu’est-ce qu’une vie
Qui ne laisse plus libre cours aux idées
Qui interdit toute utopie
Qui enferme les rêves derrière les murs d’un réel
D’un réel toujours plus intolérable
Toujours plus misérable
Toujours plus étriqué
Tu es là
Tu courbes le dos pour mieux atténuer l’effet
De ces vindictes péremptoires
Parfois même tu finis par te taire
Par refuser de défendre la trace laissée sur les pages
Pour ne rien corrompre de cette droiture
Pour ne pas faiblir sous le poids désastreux
D’un monde toujours plus pesant sur les mêmes épaules
Tu te tais
Tu refuses d’apparaître en public
Avec tes écrits comme médaille qui te donnerait le droit de
Le droit de rouler des mécaniques
Le droit de parler à la place de
De faire comme les autres
De beaux et vains discours
Avec la vanité d’être celui qui écrit
Il faudrait paraître pour vendre
Payer pour paraître
Pour apparaître et être adulé
Adoubé sur la scène pitoyable
Où s’étalent les fausses célébrités
Que t’importent l’avenir de tes mots
Ils n’auront de sens qu’à l’épreuve du temps
On n’est pas artiste ou écrivains
On ne cesse de chercher à le devenir
Parfois on meurt avant d’en avoir atteint l’ombre
*
Au risque d’être haï pour avoir tenu bon
N’avoir signé aucun compromis
Au risque de mourir un jour sans
Sans avoir vu le moindre de mes mots trouver sa place
Au risque
À ce risque là que je prends
Je demeure fidèle
Le problème n’est pas d’être haï
Mais que celui qui se livre à ce désastre de la haine
Sache pourquoi
Le reste ne vaut pas un mot dans la littérature
Xavier Lainé
9 juillet 2024
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