vendredi 3 avril 2020

Jour 15 : Pensées confinées



Penser ? La belle affaire.

Penser, voilà la difficulté.
Tant d’interférences viennent pour en corrompre le cours.

Nos pensées sont sans cesse morcelées, lardées d’informations et il manque toujours pièces au puzzle.
Comme on nous isole, on nous coupe la pensée, avec espoir peut-être de nous voir y renoncer.
C’est sans savoir qu’en cette prison où l’on nous tient confinés, privés de nos libertés les plus élémentaires sous peine d’exorbitantes amendes, l’esprit a le temps de voguer d’archipels en îlots, d’aborder aux côtes improbables de pensées formant un monde, transcendant les murailles, pensées en archipel elles-mêmes !

« Il reste un peu de nuit dans un angle à croupir.
Étincelle an coups durs dans notre ciel timide
(Les arbres  du silence accrochent des soupirs)
Une rose de gloire au sommet de ce vide.

Perfide est le sommeil où la prison m’emporte
Et plus obscurément dans mes couloirs secrets
Éclairant les marins qui font de belles mortes
Ce gars hautain qui passe au fond de ses forêts. »

C’est de Jean Genet, dans Le condamné à mort…
Confinés dans nos prisons dorées, nous devrions mieux comprendre la soif de liberté des emprisonnés dans les bastilles d’un système qui punit d’avantage les petits malfrats que les grands voleurs.
Lorsqu’une pègre en condamne une autre, ce sont ceux des confins qui trinquent. 
Les caïds d’un bord ou de l’autre doivent repousser dans les marges, les petits couteaux.

Je parlais d’une théorie des confins et vous l’aurez interprété comme je l’écrivais.
Vous vous mîtes à en chercher l’essence, le fil, l’élaboration hasardeuse.
Mais peut-être fallait-il y chercher autre chose, un autre sens , une énigme en temps d’appauvrissement sémantique.
Nous ne savons plus très bien en quels mots penser dès lors que tout discours peut-être réduit à son contraire, ne plus avoir de signification.
Nous voici mettant des signifiants les uns au bout des autres, pour ne plus rien dire des errements.
Ne plus rien dire des errances que suivent les pas des Hommes fourbus.
Ne plus rien dire du cheminement des idées quand elles s’évadent discrètement des lieux où elles se trouvent confinées.

J’écrivais « théorie » et ça avait bien le sens entendu.
J’aurais voulu élaborer autour de ce mot quelque chose qui fasse sens depuis ce confinement qui dure et durera encore.
Il durera jusqu’à nous faire regretter nos idées, nos votes, nos soifs démocratiques.
Il nous disait d’aller voir, de faire l’expérience de la dictature : nous y sommes.
Un virus lui en a donné les moyens.
Une dictature qui ne dit pas son nom et qui entend régner par la peur de la mort, une mort sans visage, qui ne fait usage d’aucune arme (nous sommes loin de Charlie Hebdo ou du Bataclan), une arme sournoise qui a nom épidémie, ou pandémie selon son ampleur.
Un virus dont nos défenses ne savent se prémunir.
A vivre dans la normalité d’une sécurité absolue établie en dogme irréfutable, nous voici fragiles et démunis, sans immunité préparée.
Un moyen de mesurer ce qu’ont vécu les amérindiens à notre arrivée : un mal qui s’est répandu comme trainée de poudre, décimant les peuples, les cultures, mettant un terme génocidaire à des millénaires d’une histoire dont nous avons, au nom de nos dogmes économiques et de notre soif d’or, nié l’existence.
Nous voici devant l’évidence terrible de notre nudité devant les mystères de la vie.
Bouffi de nos prétentions sanitaires et médicales, sacrifiant sur l’autel de l’économie tout ce qui aurait pu et du nous aider à affronter cette fragilité qui est notre, nous voilà désemparés.
A force de volonté scientifique, c’est la science qu’on tue qui elle-même se trouve réduite aux techniques utiles à nous garantir les normes sécuritaires et le confort sans limite.

Nous avons oublié de nous tourner vers la survie présente, dans les confins de notre monde si sûr de lui.
Nos normes et notre sécurité assises sur le rejet dans la marge du plus grand nombre.
C’est désormais là que se situe la force et la résilience : un art de combiner avec les sorts funestes pour survivre.
Ainsi sont arrivées jusqu’à nous les cultures ancestrales ancrées dans la terre quand nous ne cessions de nous en couper.
Arbres sans racines, nous ne savions, du haut de notre science, que la vie ne serait que lent dessèchement.

Assis sur nos théories spéculatives, nous pensions pouvoir dominer éternellement.
La statue aux pieds d’argile, le colosse de nos certitudes, nous étions incapables d’en assumer l’intense fragilité.
Au contraire même, nous n’avons cessé de rendre à la complexité une voie ouverte à l’accomplissement du chaos.
Nous avions pourtant de belles théories entropiques que nous réservions à la chimie ou à la mécanique des fluides, sans voir qu’elles nous concernent en notre biologie la plus intime.
Ceux qui prétendent nous gouverner ne sont pas mieux que nous.


Xavier Lainé

30 mars 2020

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