mardi 24 mars 2020

Jour 8 : Du confinement comme double peine


“Souffrir de la solitude est mauvais signe ; je n’ai jamais souffert que de la multitude.”
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1881)

Or justement c’est de solitude dont nous souffrons le plus.
Isolés face à un système qui nous aime seuls.
Isolés sous le joug de destruction de tout ce qui pouvait encore nous lier et qu’on nomme « protection sociale ».
Isolés c’est à dire mis en incapacité de protéger collectivement nos vies des prédateurs du système.
Ceux qui royalement offrent quelques milliers de masques quand ils se dérobent à leur premier devoir collectif : celui de payer les impôts dus pour que « collectivité »  puisse vivre.
Symbolique confinement qui n’est que l’achèvement d’une oeuvre de destruction de la vie, ou dans un premier temps de sa mise en péril.
Innombrables suicidés sur l’autel de la rentabilité au travail.
Innombrables morts fuyant la barbarie sanglante des dogmes religieux qui ne sont que la face B d’une pièce dont les profits dispendieux frisent au grotesque.
Innombrables sacrifiés vivant dans la dépendance de pouvoirs choisis par défaut, par corruption des esprits.
Innombrables dépendants ne sachant par eux-mêmes diriger des vies détruites à la dignité évaporée.
Terre, terre révoltée d’avoir donné le jour à une espèce dont les soit-disant élites ne vivent que pour elles-mêmes, ne réfléchissent qu’à leur propre sauvetage en isolant encore plus celles et ceux qui, hier encore, en couleurs d’arc-en-ciel, leur faisaient ombrage par la force de leur protestation.
Il faudra qu’on s’en souvienne, qu’on se rappelle le goût de la matraque et des LBD, des visages tuméfiés, des yeux arrachés, des mains amputées.
Il faudra qu’on s’en souvienne, de cette irruption du collectif, là où l’élite déchue de notre espèce nous voulait depuis un demi siècle seuls et démunis devant ses lois et décrets.
Ils ont fait de Nietzsche l’emblème de la négation, accusant les bâtisseurs d’être gens rétrogrades.
Nous étions les constructeurs de cathédrales qui symboliquement ne pouvaient que s’enflammer au contact de leur négationnisme.
Car ils sont prompt à nous faire oublier sur quel outrage ils ont bâti leur empire.
Prompts à nier avoir été les chevilles ouvrières de toutes les boucheries, de toutes les tueries, de toutes les guerres, de toutes les famines, de tous les camps de la mort et de tous les génocides.
Regardez bien, vous qui me lisez : derrière toutes les exactions qui traversent l’humanité, vous trouverez l’ombre de leurs mains sanglantes.
Car la plus grande guerre qui traverse siècles et millénaires, c’est celle que les plus riches mènent contre les plus pauvres, non celle de l’humanité contre quelques infections, certes et hélas fort meurtrières, qui nous poussèrent à faire oeuvre collective pour survivre.
Ils nous disent que nous sommes en guerre.
Derrière les mots se profile une volonté de nous isoler dans une guerre que nous mènerions contre nous même, cherchant à nous préserver seuls quand la sauvegarde de notre espèce, liée à celle de toutes les autres, ne peut être qu’oeuvre collective.
Apprendrons-nous de l’épreuve l’art de construire dans nos différences, nos divergences, nos couleurs et croyances, nos philosophies diverses, un monde qui connaisse l’échange où le profit nous tue ?
Nous voici isolés, dans l’aboutissement logique d’un système en cours d’auto-destruction.
Tirons les leçons de la fin d’autres empires qui implosèrent lorsque les pyramides furent sapées par appât du gain de leur sommet tandis que leur base retournait à la jungle frémissante de vie.
Tirons les leçons de l’impossible remise de notre pouvoir d’exister entre les mains sanglantes de nos assassins.
Qu’un virus vienne nous révéler notre constitutive fragilité devrait nous ouvrir les yeux : nous n’avons jamais été fort en vivant seuls.
Et si nous avons sillonné la terre, en multitude d’archipels humains, diversifiant nos cultures, c’est qu’ensemble nous étions plus forts, sans la stature étouffante des guerriers et des chefs.

Je vous écrits de ces confins où mes neurones s’agitent. 
Ma parole n’a aucune valeur en elle-même.
Mes mots jaillissent de ce bouillonnement qu’offre la méditation solitaire qui n’est pas isolement.
Ce sont antennes dressées au travers des murs qui vont à votre rencontre, sentent vos détresses, vos pensées désemparées.
Il est dur, le bruit du silence à qui s’est toujours réfugié dans le bruit médiatique du monde prétendu civilisé.
C’est l’heure d’apprendre du silence imposé l’art d’aller à la rencontre, de ne plus avoir peur.
Ne plus avoir peur en nous tenant par la main pour passer le gué des cataclysmes.
C’est en nous tendant des perches entre nous que la peur changera de camp.
Ils ont cru en notre double isolement : celui physique de ne pouvoir sortir de chez nous, mais pire encore celui de la peur endémique devant des informations toutes plus contradictoires et incompréhensibles.
De cette double peine faisons une force, tendons nous des perches de maison à maison et inversons le cours d’une histoire dont nous avons su, par le passé, si souvent nous affranchir.
Il est l’heure, puisqu’ils nous en donnent le temps, de cultiver cette terre fertile de l’art et de la beauté, du don gracieux de vivre selon nos rêves en rompant avec leurs nécessités.

Combien sommes-nous désormais à devoir envisager le tournant : travail perdu, revenus en berne, vie suspendue à des solidarités invisibles.
On peut toujours applaudir aux fenêtres, on pourrait aussi prendre le temps de voir derrière ce tableau ce qui est symbolique de la fin d’un règne.
Hier combien qui applaudissent faisaient preuve de peur devant la violence d’un Etat qui lui même vacillait sur ses bases ?
Peur au combien compréhensible lorsque l’intégrité physique et morale des contestataires était si évidemment blessée.

Je fus de ceux qui se sont levé, brandissant la nécessité d’un contrôle du commun sur la gestion particulière des profits.
Je vous ai vu rentrer dans vos solitudes lorsque les coups pleuvaient sur mes révoltes.
C’était il y a plus de trente années.
Je n’ai cessé de tenter de comprendre depuis ce mécanisme des terreurs intimes qui nous vouaient à devenir les bons petits consommateurs serviles d’un monde qui portait en lui la haine de l’autre pour le plus grand bénéfice d’une poignée.
Nous avons oublié pendant trente ans la force commune de nos révoltes qui ne portent en elles-mêmes aucune violence, sinon la soif de vivre avec dignité, tandis qu’en face de violences symboliques en violences physiques, il fallait nous faire avaler qu’il n’y aurait aucune alternative.
Je n’ai cessé d’écrire pour tenter de comprendre, mes antennes dressées dans le bouillonnement de mes neurones.
Ma voix n’a pas su trouver faille où se faire entendre, vraiment. Et ce n’était pas mon souhait.
Je n’ai aucune leçon à donner.
J’ai juste soif d’entendre cette diversité émerger du silence imposé.
Une voix plus une autre, puis des centaines accumulées, ça pourrait faire un choeur dont la dynamique saurait soulever le couvercle posé sur notre créativité.

Et découvrir que nous n’avons rien à attendre du sommet détaché de la base que nous sommes.

« Certains jours il ne faut pas craindre de nommer les choses impossibles à décrire. », écrivait René Char dans la « Recherche de la base et du sommet ».
Il serait temps de réhabiliter la place du poète dans la cité.


Xavier Lainé
23 mars 2020

1 commentaire:

  1. Xavier, j'ai pris le sentier de ta pensée et t'ai suivi jusqu'aux derniers mots. Une vie, une parcelle du temps qui nous est offerte dont tu as acquis une conscience aiguisée, une soif de comprendre avec le désir d'avancer ensemble. La vie a fait son œuvre elle aussi et nous renvoie face à nous même, face à cette longue traversé en solitaire. Ainsi est la vie du poète, écartelé, portant son regard juste de côté et sachant nommer autrement ce qui est compliqué à dire pour d'autres. Merci de tes mots, merci de ton espoir lucide. Olivier

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