(Photographie glanée ici : Livingstone)
« Supprimer en soi l’idée de mérite ; il y a là un grand achoppement pour l’esprit. » André Gide, Les nourritures terrestres
Toujours j’y reviens : je ne mérite rien, sinon de vivre et penser.
Parfois me laisser happer par un temps qui ne cesse d’aller trop vite.
Un temps qui me submerge de vos soifs d’aller mieux, de guérir.
Un temps où je ne sais pas faire, ne sais qu’écouter, laisser mes mains dériver, tandis que vous attendez.
Le problème est là : vous attendez de moi quelque chose que je sais pas vous donner.
Je n’ai aucun pouvoir ni aucun mérite.
Juste celui d’être là, parfois absorbant comme une éponge vos attentes, vos soifs et vos faims, vos transferts qui me submergent et m’épuisent.
Puis je m’en retourne à cet impossible débat : que fais-tu donc de tes journées.
Je me retourne : il ne reste rien que ces traces en moi-même qui me font dériver à mon tour, renonçant par obligation pécuniaire au repos nécessaire.
Me voilà piégé.
Alors je reviens à mes compagnons livresques, me laisse aller en cet ivresse, ce tourbillon de connaissance.
Je n’en fais rien, mais les mots tournent, me tournent autour et en dedans, ne me quittent jamais.
Sauf que, matutinalement, ils ressortent à ma manière, en milliers de pages déversées sur des ondes sans intérêt véritable.
Ce ne sont que traces déposées d’une existence ni meilleure ni pire que toutes les autres.
Elles sont même le reflet de ce que je refuse : la revendication d’un mérite qui n’est que vanité.
L’acte d’écrire relèverait de celle-ci.
Cette vanité de laisser une trace, quelques bribes d’une histoire sans intérêt.
Revenant à Gide, il est clair que sa pensée me met devant mes propres illusions.
Hors toute prétention à être poète, ou écrivain, ou penser, quelle liberté pour qui ne possède pas les modes d’emploi ni les carnets d’adresses ?
Le monde s’est fermé comme une huître ; ne laisse filtrer que ceux qui trouvent grâce à ses yeux.
Ce n’est pas la curiosité qui l’étouffe : il ne regarde jamais les proses et autres billevesées déposées sur le bord de la route.
Il passe à grande vitesse, attendant parfois qu’un auteur soit mort et enterré pour en découvrir l’intérêt.
Ne reste en ce monde qu’à produire de belles oeuvres posthumes.
Ne pas chercher à briller si vous n’êtes pas du côté du manche.
Accepter d’être du côté de la cognée, et continuer d’écrire à mots inclassables.
Je vais
Je marche sur cette Terre en colère
À juste colère
Je m’en vais
Mon chemin n’était pas couru d’avance
Il était mon chemin semé d’embuches
À ne pas trop savoir
Comment faire respecter mes propres désirs
Je fus le jouet de forces qui me dépassaient
Je vais
Je marche sur cette Terre en colère
En si juste colère
Je m’en allais
Je m’en vais
Je taille ma route hors des chemins carrossables
Les sentiers buissonniers m’accueillent
Loin de toute compagnie humaine
Je fais don à la Terre de mes mots perdus
Elle en fera ce qu’elle voudra
Sans doute pas grand chose
L’important c’est d’aller
D’avancer
De trouver en dedans les petits bonheurs évanouis
Puisqu’en dehors ils sont si souvent éphémères
Rares furent ces temps d’insouciance
Bien plus nombreux furent les soucis
Ils poussent comme herbe folle
Envahissent la vie
Alors je ne sais pas quoi faire de ça.
De ce sac de mots qui m’entrave et m’embarrasse.
Qui ne trouve pas d’issue entre des pages et deux couvertures.
Je ne sais pas faire ou alors purement par hasard et sans envol assuré.
Je t’admire, si jeune de savoir trouver les chemins.
Ceux que je ne sais pas emprunter, muré dans mon silence de petite ville de province.
Comme je ne revendique rien, rien n’arrive.
Mais pour une fois (ceci dit à toi qui me reprochait il y a peu de ne jamais sortir et d’être comme une moule accrochée à son rocher de livres et de soins), profitant de premiers jours de « vacance » depuis fort longtemps, j’ai pris le temps de boire un coup, puis deux, puis de rencontrer amis depuis si longtemps en attente de ce moment, puis d’écouter jeune poétesse revendiquant son statut (là, chapeau !), et malgré moi de mettre mon grain de sel dans le débat en sirotant l’ultime vin blanc de la soirée (peut-être est-cil pour quelque chose dans la rupture de mon mutisme coutumier ?).
J’ai rompu les amarres, abordé le deuxième jour de juin avec cette soif d’une langue déliée (que ce soit sous l’effet d’un alcool, qu’importe ?).
Mon rafiot plein de mot s’enfonce dans l’océan du temps.
L’orage pour une fois n’est pas passé loin et le ciel ne nous est pas tombé sur la tête.
Vient un crépuscule radieux puisque les mots trouvent un chemin inattendu.
Xavier Lainé
2 juin 2023
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