dimanche 12 septembre 2021

Professions ubérisées, contraintes, vidées d’éthique et d’humanités

 



JEAN LOUIS THÉODORE GÉRICAULT - Le radeau de la Méduse (Musée du Louvre 1818-19)



« La pensée archipélique convient à l’allure de nos mondes. Elle en emprunte l’ambigu, le fragile, le dérivé. Elle consent à la pratique du détour, qui n’est pas fuite ni renoncement. Elle reconnaît la portée des imaginaires de la Trace, qu’elle ratifie. Est-ce là renoncer à se gouverner ? Non, c’est s’accorder à ce qui du monde s’est diffusé en archipels précisément, ces sortes de diversités dans l’étendue, qui pourtant rallient des rives et marient des horizons. Nous nous apercevons de ce qu’il y avait de continental, d’épais et qui pesait sur nous, dans les somptueuses pensées de système qui jusqu’à ce jour ont régi l’Histoire des humanités, et qui ne sont plus adéquates à nos éclatements, à nos histoires ni à nos moins somptueuses errances. La pensée de l’archipel, des archipels, nous ouvre ces mers. » Edouard Glissant, Traité du Tout-Monde (1997)


« On génère une situation nouvelle à partir ce celle que l’on rend caduque. » Alain Deneault, La médiocratie


« Ceux qui se considèrent comme les seuls êtres doués de conscience au milieu de choses inertes, ne comptent comme vivants qu’eux-même, leurs chats, leurs chiens, leurs géraniums et peut-être le parc où ils vont se promener. » Bruno Latour, Où suis-je ?


À l’heure où de tous côtés me parviennent messages de solidarité, d’amitié, de soutien, sous toutes les formes que la virtualité met à disposition, je lis Bruno Latour, dans « Où atterrir », beau livre de réflexion qui m’aide et me guide, plus que le vaccin que je suis supposé me faire injecter avant le 15 septembre sous peine de…

Car « l’attracteur global », comme il le nomme et qu’on pourrait nommer attracteur gouvernemental ne sait que coercition tant en fait il s’est transformé en « attracteur hors-sol », déconnecté du réel que je nommerai moi aussi « Terrestre » avec un grand T pour en faire le concept vers lequel il faudrait tendre, qui nous ferait nous détouner de l’éternelle querelle entre le « local » et le « global ».

« L’Universel, c’est le local sans les murs » affirmait Miguel Torga, dans un livre éponyme paru en 2010. (La citation complète est : «L'universel, c'est le local moins les murs. C'est l'authentique qui peut être vu sous tous les angles et qui sous tous les angles est convaincant, comme la vérité. »)


Où tout dans leur monde s’exprime en terme de lutte et de tensions, nous voici au seuil d’un monde d’où le terrestre ne peut disparaître. Il s’impose de lui-même à travers les humeurs climatiques qui nous ramènent, en quelque sorte, « les pieds sur terre ».

Il me faut donc établir ce que je ressens de terrestre pour y établir une vie qui serait à ma nouvelle dimension, ni locale, ni globale, ou alors locale et globale à la fois.

Faire l’état des lieux du Terrestre que je suis en lien avec tous les autres qui entrent en galaxie avec ma propre existence, « en archipel » aurait écrit Edouard Glissant.

Ce serait comme établir mes cahiers de doléances, comme ceux qui furent à la base de 1789 et que nous pourrions multiplier à l’infini de nos vies jusqu’ici morcelées, éclatées, dispersées sous le couperet de décisions hors-sol.


Mon cahier de doléance (première partie)


Lettre ouverte à l’ARS (Agence régionale de la santé, renommée hier Agence de réduction des soignants)


J’exerce en libéral depuis 1990, d’abord sur Forcalquier puis sur Manosque.
Depuis 2004, j’ai fait le choix de ne plus recevoir les patients qu’en individuel afin de pouvoir mieux leur enseigner des manières d’être en mouvement moins traumatisantes (j’axe donc mon travail à la fois sur la thérapie par le mouvement et sur la prévention).
Je suis seul dans mon cabinet.
Depuis 18 mois, j’ai mis en place un accompagnement de mes patients pour désamorcer les angoisses liées à la gestion de cette crise.
Au début, l’ordre m’a demandé de fermer mon cabinet et de faire des visites à domicile sans masques, sans gants, sans blouses. Estimant que cet ordre était en contradiction totale avec les règles sanitaires de bases en cas d’épidémie, j’ai fait le choix d’organiser un accompagnement téléphonique et une permanence dans mon cabinet pour les patients qui se sentaient de venir.
J’ai bien sur organisé une désinfection totale de mes instruments de travail et de mes locaux entre chaque rendez-vous (précaution maintenue jusqu’à ce jour).
Bien évidemment, une large part du travail de soutien fourni n’a jamais été rémunérée.
Le nombre de masques fourni était dérisoire et souvent avec une date périmée.
Depuis, je suis resté fixé à un rendez-vous par heure pour me permettre de respecter les conditions sanitaires.
Bien évidemment, mon revenu s’en ressent, mais il semble que ce ne soit pas l’avis de notre ministre de la santé (nos honoraires sont quasiment inchangés depuis 1990).

Non reconnaissance de l’acte individuel donc et pourtant efficacité : je n’ai eu à déplorer aucune contamination au sein de mon cabinet. Très peu de mes patients, en appliquant les consignes que je leur donnais, l’ont été et les contaminés ou malades se sont abstenus de venir à leur rendez-vous. Tous s’en sont sortis (sauf une très récemment) sans hospitalisation.
En menant l’enquête auprès de mes dix patients par jour : personne n’a eu à déplorer le moindre décès lié au Covid.
Que faut-il en penser ?

Les mesures contradictoires prises par l’Etat ont plus fragilisé mes patients dont certains, atteints des maladies importantes, ont vu, momentanément je l’espère, leur état s’aggraver.
J’ai fourni à mes patients les informations éclairées sur le sujet de la vaccination (en insistant sur le fait qu’elle pouvait être importante pour ceux qui avaient des comorbidités). J’ai laissé chacun libre d’agir en son âme et conscience.
Mais je suis bien obligé de constater que les informations émanant du gouvernement ou de la DGS ne m’ont pas permis d’informer mes patients sereinement. J’ai donc du passer des heures à rechercher des sources scientifiques fiables pour les rassurer, leur permettre d’agir avec discernement.
Il est évident que je sors de ces 18 mois dans un état de fatigue extrême, d’autant que mes ressources financières ne m’ont pas permis de prendre des congés.
Lorsque j’ai reçu les consignes de l’ARS, de la CPAM et du CNOMK, j’ai d’abord été incrédule. Mais si c’était une blague, elle avait particulièrement mauvais goût.
Quant au pass-sanitaire, il s’agit pour moi d’une mesure purement discriminatoire inacceptable car elle heurte de plein fouet les convictions déontologiques et éthiques avec lesquelles j’exerce depuis 40 ans.
Je ne suis pas encore vacciné. J’ai fait une prise de sang pour vérifier si, par hasard, je n’aurais pas été contaminé à mon insu : négatif alors que je suis personne à risque et que depuis 18 mois, je n’ai cessé de m’occuper de mes patients ( donc exposé au maximum).
Je ne comprends pas le zèle mis à vouloir m’interdire d’exercer. Serais-je, sans m’en rendre compte, devenu un criminel ? Et l’administration de la santé aurait mis 40 ans pour le découvrir ?
Travailler avec l’épée de Damoclès de cette interdiction d’exercer a eu raison de ma ténacité. J’ai du me mettre en arrêt de travail : je n’arrivais plus à me concentrer pour soigner sereinement.
Ce que je lis de l’efficacité des vaccins et de leurs effets indésirables me laisse perplexe : j’ai pu arriver à 65 ans sans aucun problème médical majeur et j’aimerais pouvoir continuer ainsi. Je ne suis pas sur de mes réactions biologiques au vaccin. Je suis mal d’avoir abandonné mes patients qui ont besoin de mes soins.
Ce sont à peu près dix patients par jour, si je suis interdit d’exercer, qui ne sauront pas où aller puisque le nombre de kinésithérapeutes présents sur le territoire ne permet déjà pas de répondre rapidement aux demandes de rendez-vous.
J’assume certes les larmes de certains que je suis depuis des années, mais elles ne font que me faire plonger un peu plus dans un burn-out que j’avais su jusqu’ici éviter.
Si je suis devant la porte de l’ARS avec nombre de mes collègues, ce n’est pas seulement pour me défendre mais pour défendre ceux qui sont déjà désarmés devant les épreuves de la vie.
Il est donc plus que nécessaire de revoir votre position et d’abroger le pass-sanitaire, et de renoncer à des sanctions disproportionnées contre ceux qui étaient applaudis hier.
C’est une question d’humanité. J’ose espérer que votre administration est encore en mesure d’entendre ce mot.
Xavier Lainé,  Kinésithérapeute DE depuis 1981


Il me fallait écrire ça, ce 8 septembre 2021, pour que ça puisse être déposé sur le bureau d’obscurs administratifs qui n’avaient pas grand chose à en faire, puisque leur esprit algorithmique était bloqué sur une notion de légitimité incontournable à leurs yeux.

« En termes platoniciens, le petit nombre ne peut persuader la multitude de la vérité parce que la vérité ne peut être objet de persuasion, et la persuasion est la seule manière de s’y prendre avec la multitude. » (Hannah Arendt, in La crise de la culture, Folio Essais, 1972).

Peut-être aurions-nous dû inviter nos interlocuteurs à lire : il est tant de saines lectures qui pourraient leur souffler qu’à obéir stoïquement à des lois absurdes, c’est eux-mêmes en tant que Terrestres qu’ils vouent à la catastrophe annoncée.

« À persuader les citoyens de l’existence de l’enfer, on les fera se conduire comme s’ils connaissaient la vérité. » Ainsi écrit Hannah Arendt et c’est ce visage là que nous montrent, derrière les masques de la soumission, ceux qui nous insultent, nous trainent dans la boue de leur pauvre histoire après nous avoir applaudis. Nous, soignants, il va sans dire.


Ainsi va le constat, qui s’apparente assez à un échec, mais qui peut-être porte en lui les ferments d’une victoire plus grande qu’il pourrait y paraître.


Mon cahier de doléance (deuxième partie)


Il est bien loin, le temps où travailler permettait encore de tirer quelque avantage en matière de loisir.

C’est devenu au fil du temps un doux souvenir.

Il ne reste plus rien des belles vacances, des livres achetés sans trop réfléchir, des soirées entre amis bien arrosées (même pas besoin du pass-sanitaire puisque la font de nos revenus avait déjà un effet dissuasif).

Sans doute est-ce érosion liée au changement climatique, mais l’espace de nos libertés professionnelles s’est singulièrement rétréci en vingt ans.

Il nous est demandé, à honoraires quasiment inchangés depuis 1990, de remplir de plus en plus de critères de « bonnes pratiques ».

Non que cette question soit à éluder, mais il se trouve que la volonté d’un contrôle accru de nos modes d’exercice se traduit dans les faits exactement par l’inverse de l’intention affichée.

L’Assurance Maladie joue de plus en plus le rôle d’un employeur déguisé en nous imposant des règles toujours plus étroites, ne laissant que très peu de marge à nos recherches.

Le patient a été depuis longtemps évacué, ou, s’il existe encore, c’est comme un objet de curiosité dont les constantes doivent être mesurées, les données établies selon des questionnaires dont les cases signent son état.

Bien évidemment, la règle étant le paiement à l’acte, voici le soignant prétendu libéral, ubérisé avant l’heure, gérant seul du fond de son cabinet la flèche descendante de son chiffre d’affaire.

Ha! Le chiffre d’affaire !

J’ai connu un vieux médecin qui me racontait avoir été invité à une soirée avec ses jeunes collègues et qui en était revenu fort déçu : « De mon temps », me disait-il, « lorsque nous nous retrouvions entre collègues nous parlions des difficultés rencontrées avec tel ou tel patient ! Là, je n’ai entendu parler que chiffre d’affaire ! »

Je peux témoigner, après avoir été élu neuf ans à l’Union Régionale des Professions de Santé des Kinésithérapeutes, de cette préoccupation constante dans la bouche de mes collègues.

Le patient est devenu une abstraction, sa vie, l’occasion parfois de sinistres railleries.

Prisonniers de cette dégradation volontaire, devons-nous poursuivre ou changer ?

Puisque le changement ne viendra plus d’une institution vidée de sa substance, faut-il rester sous ce joug ou inventer des formes de pratiques et d’exercice qui permettent de nous en libérer ?

Il est devenu impossible de répondre à l’attente des patients avec la liberté thérapeutique nécessaire.

Il faut répondre aux canons de la « Haute Autorité de la Santé » qui va, par le biais de l’Assurance Maladie, nous imposer ses propres critères techniques, ainsi que le nombre de séance selon les pathologies, examinées comme des hypothèses théoriques, coupées de la vie des patients.

Nous voici écrasé sous le rouleau compresseur de la « norme ».

Alors je reviens à cet ouvrage, lu il y a quelques années, dans les premières années de ce siècle, alors qu’avec « L’appel des appels » nous espérions encore faire bouger les lignes, influencer l’évolution de nos métiers pour qu’ils reviennent vers une plus grande prise en compte des données humaines.

Dans « La santé totalitaire, essai sur la médicalisation de l’existence » Roland Gori est Marie-José Del Volgo, en 2009, disent ceci qui me semble trouver son aboutissement dans l’irrationalité de la situation présente, avec ses coercitions vaccinales plus ou moins bien fondées, son « pass-sanitaire » totalitairement liberticide et discriminatoire (mais cependant visiblement accepté comme un pis-aller par l’immense majorité copieusement maltraitée après dix-huit mois d’une gestion de crise sanitaire relevant d’une véritable torture psychologique des masses) :

« Le déficit éthique qui tend à faire passer la connaissance techno-scientifique du vivant humain sous les fourches Caudines d’une pure logique rationnelle appartient à la condition de l’homme moderne. » (page 30)

Puis un peu plus loin : « Si l’éthique médicale apparaît aujourd’hui comme une spécialité quasi professionnelle, si on se réfère aux bio-éthiciens de l’équipe de soins pour légitimer un certain nombre de décisions médicales, c’est justement parce que l’éthique se trouve en voie de disparition au sein même de l’art médical. Ce déficit éthique constitue également un déficit symbolique, du point de vue de la valeur et du sens que prennent la maladie et le soin tant au plan collectif qu’au niveau singulier. » (pages 30-31)

Et puis enfin : « Nous avons oublié, au dire même de Canguilhem, ce principe épistémologique qui reconnaît qu’un fait expérimental n’a aucun sens biologique en lui-même. Cette perte du sens de la vie au sein de la médecine scientifique et de la gestion moderne du vivant appartient à la condition de l’homme moderne. » (page 31)


Nous y voici. La boucle semble bouclée. Les tenants d’une médecine à prétention « scientifique  dure », sont au pouvoir. Ils entendent surveiller chaque heure de nos existences, suspecter chacun d’entre nous d’être potentiellement en souffrance (et moyennant leur contrôle continu de nos constantes et notre confinement au nom de possibles contagions, nous devenons tous des êtres en souffrance), et prescrire d’autorité les potions et vaccins capables, non de nous rétablir dans notre intégrité, mais au contraire de nous rendre dépendants (au risque de devoir ouvrir partout des « centres d’addictologie, histoire de lever juste un peu le couvercle pour ceux qui seront les plus atteints). 

En prétendant passer à « l’homme augmenté » d’une technologie devenue folle, nous voici au contraire devant l’homme réduit à devenir l’objet de la « start-up nation » dirigée par des post-humains détachés depuis fort longtemps de la vraie vie.

Au-delà des questions liées au « pass-sanitaire » et à la gestion catastrophique de cette « crise », puisque, ceux qui nous dirigent ont fait secession d’avec le genre humain commun, ne convient-il pas à notre tour, de quitter les rives obligées d’un système qui ne sait de la vie que la contrainte pour inventer le monde qui serait le notre, vivants parmi les vivants, le monde des Terrestres appelé de ses voeux, par exemple, par Bruno Latour ?


Xavier Lainé


8-11 septembre 2021


Bibliographie


- Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, éditions La Découverte, 2017 — Où suis-je ? Éditions Les empêcheurs de penser en rond, 2021

- Article sur Miguel Torga de 1995 dans Libération : https://www.liberation.fr/livres/1995/01/19/miguel-torga-en-terre_117773/

- Miguel Torga, L’universel, c’est le local, moins les murs, William Blake & Co, 1 Janvier 1986 (ouvrage hélas absent de ma bibliothèque et aujourd’hui indisponible)

- Roland Gori, Marie-José Del Volgo, La santé totalitaire, Essai sur la médicalisation de l’existence, éditions Flammarion Champs essais, 2009

- Hannah Arendt, La crise de la culture, Folio Essais, 1972

- Edouard Glissant, http://www.edouardglissant.fr/oeuvre.html

- Alain Deneault, La médiocratie, éditions Lux, 2016

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